Quand Friedrich Gulda avait trente ans...

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Friedrich Gulda : Concertos pour piano. Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791) : Concertos pour piano et orchestre n° 14 KV 449, n° 23 KV 488 et n° 24 KV 491. Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Concerto pour piano et orchestre n° 4 op. 58. Joseph HAYDN (1732-1809) : Concerto pour piano et orchestre n° 11 Hob. XVIII.11. Richard STRAUSS (1864-1949) : Burlesque pour piano et orchestre. Claude DEBUSSY (1862-1918) : Préludes, Deuxième Livre, n° 12 : Feux d’artifice. Friedrich Gulda, piano ; Radio-Sinfonieorchestrer Stuttgart, direction Joseph Keilberth et Hans Müller-Kray ; Südwestfunk-Orchester Baden-Baden, direction Hans Rosbaud. 2020. Livret en allemand et en anglais. 158.35. Un coffret de 3 CD SWR 19088.


Le label SWR poursuit sa série de coffrets consacrés à des enregistrements en studio ou en public émanant de la radio de Stuttgart ou de Baden-Baden ; ce sont de beaux témoignages des productives années musicales d’après-guerre dans l’actif Land du Bade-Wurtemberg. Rappelons que c’est dans cette série que l’on nous a rendu de magnifiques concerts de Lola Bobesco, plusieurs coffrets consacrés à des chefs d’orchestre comme Hans Rosbaud ou Kurt Sanderling, ou au ténor Fritz Wunderlich, ainsi que l’extraordinaire Symphonie n° 6 de Mahler dans la version fulgurante de Kirill Kondrashin, en studio à Baden-Baden en janvier 1981. C’est une collection qui contient bien des trésors. Vient s’y ajouter un coffret de trois CD consacrés au pianiste Friedrich Gulda, dans des concertos du grand répertoire. Il complète un panorama de l’art de ce virtuose peu ordinaire, puisque le label SWR a déjà proposé un coffret de 7 CD intitulé « The Stuttgart Solo Recitals 1966-1979 », où l’on retrouve des pages de Beethoven, Mozart, Debussy, Schubert, Bach ou Händel (SWR 19081).

Peu ordinaire, Gulda ? Si l’on en croit sa réputation transmise par la presse et la critique musicale, on retrouve accolés à son nom les qualificatifs d’« esprit libertaire » ou d’« anar du piano », ou le rappel de comportements vestimentaires originaux (il se coiffait volontiers d’un couvre-chef lors de récitals), certains poussant même l’irrévérence en le qualifiant de « clown » parce qu’il se lançait aussi dans le jazz pour lequel il avait participé à la mise sur pied de son propre jazz band au début des années 1960, l’Europajazz Orchestra. Mais ce pianiste que nous préférons considérer en marge des normes conventionnelles du classique (qu’il faudrait repréciser, tant elles sont sujettes à caution), était un remarquable interprète du grand répertoire, comme en témoigne le présent coffret, qui nous intéresse d’autant plus qu’il se situe précisément au début des années 1960, époque du jazz évoquée ci-dessus. 

Friedrich Gulda est né à Vienne en 1930. A seize ans, il remporte le Concours international de Genève, ce qui lui apporte une reconnaissance internationale : dès 1950, il se produit au Carnegie Hall. Bientôt, il donne en concert l’intégrale des sonates de Beethoven, tout en créant un orchestre viennois de musique de chambre. Il compose aussi et s’adonne à l’improvisation. Il écrit des cadences pour des concertos de Mozart. Ce remarquable virtuose va se lancer dans des concerts où il confronte musique classique et jazz, avec un succès populaire considérable. Il finira par ouvrir une école d’improvisation en Carinthie, tout en se refusant à l’enseignement. Ce personnage atypique (le terme lui convient mieux) est décédé dans son Autriche natale le 27 janvier 2000. Il aura sans doute apprécié d’avoir pu dépasser de près d’un mois ce dernier chiffre symbolique.

Le coffret SWR propose trois concertos de Mozart. Le n° 24 KV 491, achevé à Vienne en mars 1786, ouvre le programme ; sa portée dramatique représenterait « les épreuves et les combats que doit affronter l’homme pour maîtriser cette vie et lui donner un sens » (Jean et Brigitte Massin, dans la biographie parue chez Fayard en 1970, p. 1009). C’est dans cette optique que le chef inspiré que fut Joseph Keilberth installe un décor dense dans lequel Gulda fait preuve d’un sens expressif et d’un pathétisme sans excès qui emportent l’adhésion. Cette prestation publique du 1er juillet 1959, au Ludwigsburg Schloss, montre un pianiste engagé, proche de la trentaine, en pleine possession de ses moyens pianistiques, soucieux de la structure et de la relation équilibrée avec la formation orchestrale. Les deux autres concertos de Mozart sont des enregistrements de studio effectués à Baden-Baden, le n° 14 KV 449 le 16 janvier 1962, le n° 23, la veille, sous la baguette de Hans Rosbaud, chef stylé qui dirigeait le Südwestfunk-Orchester de la cité balnéaire depuis sa formation en 1948 et devait mourir à la fin de cette même année 1962. Dans les deux cas, on ne peut qu’être sensible au classicisme de Gulda qui souligne les beautés et les finesses du développement du n° 14, ou le raffinement du n° 23, abordé avec la hauteur de vues qu’il sollicite. 

Les autres partitions de ce « portrait Gulda » sont dirigées par Hans Müller-Kray (1908-1969), chef que l’on a découvert parfois routinier dans d’autres coffrets de cette collection SWR. Avec l’Orchestre de la Radio de Stuttgart, dans le Concerto n° 4 de Beethoven, il offre toutefois à Gulda, dans un live de février 1960, un soutien orthodoxe, permettant au pianiste de déployer son incisivité et son éloquence. On trouve encore, avec les mêmes chef et orchestre, un alerte et lumineux Concerto n° 11 de Haydn qui semble dater de la fin des années 1770 et est proche de l’esprit de Mozart. Le piano est très présent et virevolte avec éclat. La découverte de ce coffret sera sans doute la Burlesque de Richard Strauss, achevée au début de 1886 et créée par Eugène d’Albert, sous la direction du compositeur, quatre ans plus tard. Cette fantaisie pleine de pétillance et d’aspects fantasques trouve ici une brillante mise en évidence par Gulda, qui peut laisser son énergie et son imagination épique fonctionner à plein régime. Cette page débridée de Richard Strauss a fait partie du même concert public du 10 janvier 1962 que le Concerto de Haydn. Confrontation décapante s’il en est ! En bis, les Feux d’artifice du Deuxième Livre des Préludes de Debussy portent bien leur nom.

Ce passionnant coffret vient à son heure pour rappeler le souvenir d’un grand artiste du clavier disparu il y a juste vingt ans et qui demeure comme l’un des virtuoses les plus libres du XXe siècle. Le choix des œuvres lui rend justice dans sa dimension « classique ». On regrettera que l’intéressant livret ne nous parle pas des circonstances des enregistrements, c’est hélas trop souvent le cas des disques à portée historique… 

Son : 8.  Livret : 8   Répertoire. : 10.  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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