Dramaturgie des mots : chant monodique dans l’Italie baroque, -deux nouvelles parutions

par


Il Canto Nobile
. Jacopo Peri (1561-1633) : extraits des Varie Musiche & manuscrits. Sigismondo d’India (c1582-1629) : extraits des Musiche Libri I, II, III, IV et V. Concerto Soave. María Cristina Kiehr, soprano. Romain Bockler, baryton. Flore Seube, viole de gambe. Ulrik-Gaston Larsen, théorbe. Jean-Marc Aymes, clavecin, orgue, direction. Juin 2022. Livret en français, anglais ; paroles en italien et traduction bilingue. TT 78’13. Lanvellec Éditions LE00007

Alessandro Scarlatti (1660-1725) : Allegro en ut mineur ; Toccata quarta en la mineur, Toccata terza en sol mineur ; Menuet en mi mineur. Al fin m’ucciderete H 21 ; Sarei troppo felice H 631 ; Sento nel core certo dolore H 655 ; La Lezione di Musica H 547 ; Là dove a Mergellina H 356. Lucile Richardot, mezzo-soprano. Philippe Grisvard, clavecin. Livret en anglais, français, allemand ; paroles en italien non traduit. Mars 2022. TT 69’42. Audax ADX 11206

Dans l’Italie à l’aube du XVIIe siècle, chant de la noblesse et noblesse du chant caractérisent l’essor de la monodie accompagnée : le raffinement de la parole domine le répertoire musico-poétique. Rendre intelligible le texte chanté, et les affects véhiculés par les mots : tel est l’enjeu. Le label Lanvellec Éditions nous intéresse à deux de ses représentants, par le biais d’un programme savamment entrecroisé.

L’art de Jacopo Peri s’y illustre par des monodies puisées au recueil florentin Varie Musiche a una, due e tre voci (1606/1619) et à divers manuscrits (Londres, Florence, Bologne, Bruxelles). Depuis ses origines palermitaines, Sigismondo d’India migra dans le nord du pays : Florence, Ferrare, Milan, en passant par Rome. Témoin et artisan de la transition entre prima et seconda prattica, il développa le genre monodique vers davantage de sophistication, creusant encore le sentiment au sein d’un langage très expressif, cultivant l’étrangeté harmonique et un chromatisme volontiers gesualdien. Cela dans des formes variées telles que monologue dramatique, tableau narratif, air strophique ou style récitatif –ce dont le récital donne un large aperçu, par une sélection qu’alimentent des compilations publiées entre 1609 et 1623.

Spécialiste du Seicento, l’équipe de Concerto Soave navigue ici en eaux de prédilection, qu’elle explore depuis une trentaine d’années déjà. María Cristina Kiehr appartient aux pionniers de cet ensemble marseillais. En solo ou duo, les chanteurs s’inscrivent dans diverses configurations de viole, théorbe, clavecin et orgue. De la touchante sotto voce (Tu Dormi) jusqu’à l’élan déclamatoire (Si tu parti da me ; O Primavera ; Ancidetemi pur, dogliosi affani), Romain Bockler maîtrise la palette dynamique sans forcer, en distillant cette émotion tamisée et ce timbre translucide qu’on lui connaissait dans son récent récital avec Bor Zuljan. Remarque : contrairement à ce qu’indique la nomenclature page 3, c’est le baryton (et non la soprano) qui cisèle le vacillant Solitario Augellino

Sans outrance oratoire ni dérive de pathos, les interprètes répriment tout excès, tuilent finement ce qui relève de l’écriture canonique, servent sobrement le recitar cantando, enserrent le contour rythmique (Bellisima Regina) et laissent timidement éclore les bourgeons dans une ramure de gracilités, -même dans Uccidimi dolore et O Core infiammato. Dans l’acoustique intimiste de l’église de Lanvellec, la sève semble parfois absente de cette manière contenue, chaste et homogène, qui confinerait plutôt à l’automne qu’au plein été, -à l’herbier plutôt qu’à la vive fragrance du jardin.

Des prémices de la Renaissance tardive jusqu’aux fruits baroques : l’album paru chez Audax témoigne maintenant de l’évolution, un siècle plus tard, de la monodie récitative. Parmi les presque cinq cents cantates d’Alessandro Scarlatti, ce disque propose le tout premier enregistrement de quatre d’entre-elles, choisies dans la maturité du compositeur, qui venait en 1706 d’être admis au sein de l’élitiste Accademia degli Arcadi, prônant un retour à la poésie pastorale et aux sentiments amoureux qui s’inscrivent dans ce décor de bergers et de nymphes. Osant même la mise en abyme dans La Lezione di Musica, un peu comme le fera Molière avec ses personnages Cléante et Angélique dans Le Malade imaginaire. Sauf qu’Ici, l’apprentissage de la modulation poussera la belle à considérer à son avantage la mutazione, en se détournant de l’infortuné Thyrsis qui lui donne la leçon.

Ces cantates de chambre prennent donc un tour parfois sophistiqué, voire expérimental dans le procédé narratif, ou la conduite des refrains (les variations de Sarei troppo felice, tandis qu’Al fin m'ucciderete s’en tient à une reprise quasi-conforme). Les audaces structurelles et la palette d’affects pallient ainsi l’absence de virtuosité, la simplicité mélodique, et l’ambitus somme toute restreint. La voix chaude et mesurée de Lucile Richardot tapisse cet univers par un art approprié, ne cherchant pas à enjoliver la trame par le vibrato ou les effets maniéristes, mais sensibilisé par la subtilité prosodique et l’intelligence des situations. On n’en espérait pas moins de cette chanteuse et diseuse, remarquée lors de son premier album Perpetual night chez Harmonia Mundi (2018).

Ces saynètes à la fois bucoliques et savantes furent conçues pour les cercles restreints des conversazioni de la capitale romaine en laquelle Scarlatti profitait de son congé de maître de chapelle du vice-roi de Naples. Là dove a Mergellina, admise comme sa dernière cantate, cultive-t-elle la nostalgie de la cité parthénopéenne, ainsi que le suggère la captivante notice de Philippe Grisvard ? Le claveciniste nous y expose aussi ses réflexions sur la réalisation de la basse continue, en distinguant bien sûr l’accompagnement des airs et des récitatifs, en soulignant la spécificité des acciaccature, tout en veillant à la parcimonie en matière de fioritures et en se dispensant d’orner les da capo. Cela pour servir le langage esthète de ces œuvres, « au service du mot et de l’émotion, ne cédant jamais à la facilité ». Au sujet de leur idiome, on consultera aussi l’éclairant essai de Xavier Carrère aux pages 33-36, complétant un copieux et exemplaire livret (incluant les sources des partitions) où on ne regrette que l’absence de traduction des paroles.

Quelques pièces de clavecin s’intercalent dans ce récital, où l’experte technique de Philippe Grisvard (dont la discographie soliste et continuiste compte déjà une soixantaine d’enregistrements) se montre aussi habile dans ces pièces à découvert qu’inspirante dans les pages vocales. Dommage que la captation de l’instrument semble un peu malingre. Par ailleurs, tous les ingrédients sont réunis pour se réjouir de ces bijoux, produits dans le silence des représentations théâtrales qu’inhibait l’autorité pontificale. Il va sans dire qu’un tel projet qui ramène à la lumière ces cantates oubliées mérite une suite, pourvu qu’on accorde à leur exhumation le même soin éditorial et interprétatif.

Christophe Steyne

Lanvellec Editions : Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8,5

Audax : Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5

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