Voyage nocturne dans la sensibilité vocale de la Renaissance

par

Toutes les nuits. Œuvres de Philippe Verdelot (c1480-ap1530), Orlando di Lasso (1532-1594), Thomas Créquillon (c1505-c1557), Clément Janequin (c1485-1558), Josquin Desprez (c1450-1521), Pierre de Manchicourt (c1510-1564), Bartolomeo Tromboncino (1470-1535), Giovanni Pierluigi Palestrina (c1525-1594), Francisco Guerrero (1528-1599), Diego Pisador (c1509-ap1557), Juan Vásquez (c1510-c1560), Giovanni Paolo Paladino ( ?-av1565), John Lennon (1940-1980), Paul McCartney (*1942), Anonymes (Cancionero de Uppsala, Cancionero de Palacio…). Dulces Exuviae. Romain Bockler, baryton. Bor Zuljan, luth. Mai 2022. Livret en anglais, français ; paroles trouvables sur le website Outhere. TT 68’49. Ricercar RIC 446

 « Lux quotidie interfecta resplendit ; et tenebrae, pari vice decedendo, succedunt. Sidera defuncta reviviscunt » écrivait l’antique philosophe carthaginois Tertullien. La lumière, chaque jour détruite, resplendit à nouveau ; les ténèbres, chassées à leur tour tous les matins, reparaissent tous les soirs. Les astres morts reviennent à la vie. Dans cette cosmologie circadienne, le présent album nous intéresse au versant nocturne du cycle, tel qu’il investit la musique vocale du XVIe siècle. Cet imaginaire reflète-t-il encore la réalité que décrivait Jacques Le Goff dans La civilisation de l’Occident médiéval (Arthaud, Paris, 1964) ? : « La nuit est lourde de menaces et de dangers dans ce monde où la lumière artificielle est rare, dangereuse, créatrice d’incendie en ce monde de bois [...] Surtout, la nuit est le temps des dangers surnaturels et de la mort [...] Dans la poésie épique et lyrique, la nuit est le temps de la détresse et de l’aventure [...] Le goût du Moyen-Âge pour les couleurs éclatantes est bien connu. Mais derrière cette fantasmagorie colorée il y a la peur de la nuit, la quête de la lumière qui est salut ».

Vaste ambition pour le projet de Dulces Exuviae, qui « sonde les émotions des hommes de la Renaissance face à l’immensité de la nuit », grâce à un répertoire puisé aux Cours allemandes, françaises, espagnoles, et surtout italiennes (Ferrare, Mantoue, Florence, Rome, Venise). Un tour d’Europe du sentiment sous l’emprise de Nyx, cultivant différents genres de chansons, solistes ou réduites à une voix, des plus populaires (villancicos, frottola, et la déclinaison mélancolique du strambotto) aux plus courtoises -Toutes les nuitz de Lassus se jouant même du contraste entre prosaïsme du texte et effet madrigalesque. On n’accordera pas la cote maximale au livret qui oblige à quérir les paroles sur internet, mais on saluera la notice de présentation de Camilla Cavicchi.

Vestibule de ce voyage nocturne en cinq tableaux, deux instances crépusculaires dévoilent des entreprises de séduction (O dolce nocte de Verdelot), ou sont témoins des pleurs quand le paysage hostile, entre chiens et loups, recueille la dolence du soupirant sur le seuil de la belle assoupie (Tu dormi, io veglio de Tromboncino). Le parcours se poursuit dans l’obscurité profonde, antre de solitude, hôtesse du chagrin (Si la noche haze escura) voire du tourment qui enflamme lors que le silence voudrait engourdir (La nocte quando ognun riposa e tace). Le sommeil des sens engendre son cortège de songes, d’aspirations érotiques (Toutes les nuits), de réminiscence métaphorique où les ténèbres bordent un repos éternel et scellent les empires des jumeaux Hypnos et Thanatos (Che non fia che giammai). Séléné peut espionner les épris sous sa lueur (Si pour amans de Créquillon), les étoiles se faire confidentes des cœurs (Deh hor foss’io col vago della luna de Palestrina, Et trop penser de Desprez). Ultime étape, antichambre du retour diurne : La nuyct froide et sombre condense à elle seule cette transition vers le lever du soleil, -une aube qu’illustrent aussi Dapoi nocte vien la luce et Voiez le jour. Avant une anachronique surprise folk qui nous tire en douceur des bras de Morphée : un Blackbird crédité à deux des Beatles, où le chant du noir oiseau peut s’entendre comme un hommage aux revendications civiques des Afro-américains.

Les pages vocales s’entretoisent à des intermèdes tirés de la plume du luthiste Giovanni Paolo Paladino. Après deux superbes albums solistes à fort caractère, consacrés à John Dowland et autour de Gesualdo (Il liuto del Principe), Bor Zuljan se montre ici un accompagnateur subtil. Admirable duo, dont la complicité trouve la juste respiration commune. Le partenaire slovène emploie deux instruments, principalement un à sept chœurs cordés en boyau (copie du Hieber vénitien c1580), mais aussi un prototype à cinq chœurs monté en cordes métalliques. Romain Bockler se distingue par sa diction précise et nuancée, que la captation permet de goûter dans tout son raffinement, même si un surcroît de réverbération aurait pu l’enchérir d’un relief sans lequel les pérégrinations semblent un peu monocordes et accusent la monotonie du récital. Le breuvage s’infuse de mélatonine. Visiteur attentif des ambiances traversées, fin diseur, le baryton cultive une interprétation discrète, une émotion tamisée qui ne dissipe pas toujours la morosité. Quitte parfois à manquer de chaleur dans les chemins d’aurore (on imaginerait Al alba venid plus voluptueux). Souple et ciselé (l’extinction du Tu dormi, io veglio), jamais épais (quelle délicatesse dans Toutes les nuitz !), le timbre translucide surnage de la lividité, n’abuse pas de la couleur, mais sait toutefois se faire nyctalope pour percer les secrets poétiques de ce canevas sous feu éteint.

Son : 8 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

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