Édith Canat de Chizy, compositeur de l’ imaginaire
Édith Canat de Chizy est au centre de l’actualité. Alors que sort un disque monographique chez Solstice, son oratorio Le Front de l’Aube vient d’être repris au Capitole de Toulouse. Une nouvelle pièce pour orgue, Sun Dance, vient d’être créée à la Philharmonie de Paris, et une pièce pour chœur et duo d’accordéons, Paradiso , le sera très prochainement à Genève dans le cadre du Festival Archipel .
Ce disque Solstice reprend différentes de vos partitions et porte le nom de “Visio”. Pouvez-vous nous expliquer le concept du disque et le lien entre ces partitions ?
Ce sont très majoritairement des oeuvres récentes, composées entre 2015 et 2017. Seule La Ligne d’ombre est une partition plus ancienne. Nous avions la chance d’avoir un enregistrement de cette oeuvre par l’Orchestre Français des Jeunes sous la direction du chef d’orchestre David Zinman. Quand on a une expérience de travail avec un tel musicien, cela vaut la peine de la mettre en évidence.
Nous avons donné à ce disque le titre générique de Visio car le projet s’est construit autour de cette pièce qui a été créée et enregistrée en 2016 dans le cadre du Festival Présences de Radio France. C’est une pièce qui m’est chère et je la considère comme un jalon dans mon oeuvre du fait du travail avec l’électronique et des recherches que j’ai réalisées sur le traitement des voix. Ce travail sur les voix se poursuit car je finalise actuellement une oeuvre pour choeur et orchestre, commande de l’Arsenal de Metz. Visio est composé sur un texte d’Hildegarde von Bingen tiré de son livre des Visions, la prochaine création, Paradiso, sur le texte du Paradis de Dante. Les deux auteurs sont contemporains et il y a de nombreuses similitudes dans leurs univers , en particulier dans leur conception du mouvement circulaire des planètes.
Quels sont les influences d’Hildegarde von Bingen que l’on peut retrouver dans vos oeuvres proposées sur ce disque ?
Il y a plusieurs niveaux d’influences. Le premier niveau réside dans l’imaginaire du monde de « l’ailleurs ». Ce qui m’intéresse dans la composition c’est d’aborder des sujets dont seule la musique peut donner l’idée. Dans ce disque, je rapproche Visio et Missing. Missing, concerto pour violon et orchestre a comme point de départ le décès du violoniste Devy Erlih dont j’ai essayé d’imaginer l’itinéraire « after life ». Le second aspect que je retire des textes de von Bingen, mais aussi de Dante, c’est le mouvement. Bien sûr, cette vision du mouvement des planètes et du cosmos fut complètement remise en cause à la Renaissance, mais elle rejoint une préoccupation centrale dans mon écriture : créer un univers sonore toujours en mouvement. Dans Visio, j’ai souhaité rendre cette idée en ayant recours à l’électronique. Le quatuor en Noir et Or en est aussi marqué. Il est né d’un rapport avec la peinture et plus particulièrement avec cette toile du peintre américain Whistler intitulée Nocturne en Noir et Or. Elle représente un feu d’artifice dans la nuit dont les fusées lancées retombent en gerbes lumineuses… Le mouvement est au centre de cette partition et l’écriture pour quatuor à cordes est pour moi la plus à même de générer cette idée de mouvance.
À vous écouter, il apparaît que l’influence des arts est importante dans votre oeuvre. Que pensez-vous du concept de « Musique pure » ?
A mes yeux, la musique pure n’existe pas. Pour moi, la priorité c’est l’imaginaire. L’imaginaire est cette faculté de transformer les diverses impressions d’ordre littéraire, pictural, ou poétique reçues de l’extérieur. La musique conceptuelle tout comme l’art conceptuel ne m’intéresse pas. Je pense par exemple à Nicolas de Staël à qui on a reproché au moment de la naissance de l’art abstrait de ne pas être assez conceptuel… Ce qui me motive continuellement dans la création, c’est l’exploration d’un monde que je ne connais pas. Je ne sais pas ce qui va sortir de mon esprit et de ce que je vais y trouver au moment de composer. Ce qui est stimulant, c’est l’exploration de ce monde de l’ailleurs et chaque oeuvre est une découverte d’un univers inconnu que je tente de rendre perceptible.
Votre oratorio le Front de l’aube, donné dans le cadre du Centenaire de la Première guerre mondiale, à l’occasion des célébrations de la bataille du Chemin des dames vient d’être repris à Toulouse. Pouvez-vous nous parler de cette oeuvre?
Cette oeuvre est une commande sur un sujet que je n’aurais pas imaginé moi-même. En effet, elle commémore la bataille du Chemin des dames en 1917. Elle est composée sur un texte original de Maryline Desbiolles. C’était un challenge car je ne connaissais pas l’écriture de Maryline Desbiolles, et j’ai dû m’approprier son texte. Le Front de l’aube est composé pour orchestre, choeur d’enfants et baryton solo. La présence du choeur d’enfants a pour but de transcender le tragique de la bataille et d’en faire un jeu, un souvenir, souvent par l’emploi de contines. Ce qui me permet d’introduire une autre dimension dans cette partition.
Est-ce que la thématique mémorielle comme sujet de composition présente un sens particulier ?
Personnellement, je ne me serais pas portée vers ce sujet ; je suis beaucoup plus dans, l’imaginaire de ce qui nous dépasse et de ce qui peut advenir. Je travaille actuellement sur un livret avec l’architecte Jacques Rougerie à partir de son projet SeaOrbiter, un vaisseau explorateur dérivant dans les océans. Le thème principal en est celui de l’urgence de la migration… Je ne suis pas du tout dans le passé à l’inverse de Maurice Ohana qui était dans la mémoire du passé et de l’immémorial. Je me projette plutôt dans l’avenir.
Votre pièce pour orgue Sun Dance vient d’être créée à la Philharmonie de Paris. Pouvez-vous nous en parler ?
Sun Dance rejoint l’univers de Visio.C’est la quatrième pièce dans laquelle j’évoque l’idée de danse. Je me suis inspirée du miracle de Fatima et de la danse du soleil : les petits bergers avaient annoncé que la vierge allait apparaître et il y avait une foule immense ! Il pleuvait sans discontinuer et les bergers avaient demandé à la vierge de faire un miracle. Au moment de leur prière, le ciel s’est ouvert, le soleil est apparu et s’est mis à tourner de façon vertigineuse : c’est ce qu’on a appelé « la danse du soleil », phénomène qui a terrifié les 50.000 personnes présentes. Je me suis surtout intéressée à l’idée du tournoiement et l’ai exprimée par le jeu d’ostinatos présents tout au long de la pièce.
À l’heure actuelle, il y a de plus en plus d’actions pour aider les jeunes compositrices. Si l’une d’entre elles venait vous voir, quel serait le conseil que vous lui donneriez ?
Je l’encouragerais bien sûr, mais je lui dirais que c’est l’oeuvre qui compte en premier. Avant d’être une question d’homme ou de femme, la composition est la nécessité de créer, mais c’est aussi un métier, et un métier qui s’apprend. En ce qui me concerne, mon but a été d’être reconnue de façon incontestable comme compositeur,beaucoup plus qu’en tant que femme compositeur… La question du genre dans ma génération avait beaucoup moins d’importance que maintenant. Dans tous les cas, la reconnaissance se fait par l’intermédiaire de l’œuvre. Ce qui me gêne actuellement, c’est que l’on prend le problème à l’envers. J’ai marqué très clairement ma position à ce sujet, car avant toute chose c’est l’œuvre qui compte. C’est pour cela que je tiens à être appelée “compositeur” au sens neutre du terme : il faudrait que le langue française puisse évoluer vers l’emploi du neutre pour les noms de métier, comme en anglais ou en allemand. Mais cela n’en prend pas le chemin…
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Le site Internet d’Édith Canat de Chizy : www.edithcanatdechizy.com
La chaîne Youtube d'Édith Canat de Chizy : https://urlz.fr/9gBT
Édith Canat de Chizy (née en 1950) : Visio, En Noir et Or, Lament, La Ligne d’Ombre, Missing. Ensemble Solistes XXI / Ensemble Multilatérale, Léo Warynski ; Quatuor Van Kuijk, Christophe Desjardins ; Orchestre Français des Jeunes, David Zinman ; Fanny Clamagirand, Orchestre National de France, John Storgårds. 1 CD Solstice. SOCD 359.