Ernest Chausson le littéraire

par

Ernest CHAUSSON (1855-1899) : Chanson perpétuelle op. 37 ; La Tempête, musique de scène op. 18 ; Concert pour violon, piano et quatuor à cordes op. 21. Eléonore Pancrazi, mezzo-soprano ; Louise Pingeot, soprano ; Pablo Schatzman, violon-solo ; Jean-Michel Dayez, piano ; Ensemble Musica Nigella ; Takénori Némoto, direction musicale et transcription. 2020. Livret en français et en anglais. 66.49. Klarthe K 102.

La Communauté d’Agglomération des 2 Baies en Montreuillois (Côte d’Opale et picarde) accueille depuis 2006 le Festival Musica Nigella qui aurait dû connaître sa quinzième édition en ce printemps 2020. Vu la situation sanitaire, le programme a été reporté au mois d’octobre.

Un écho de la session de 2019 nous parvient sous le titre évocateur de « Chausson le littéraire », qui succède à un « Ravel l’exotique », aussi chez Klarthe, reprenant un programme donné à Berck-sur-Mer en 2018. Dans la présentation, le directeur musical et chef-fondateur de l’ensemble Musica Nigella, Takénori Némoto, corniste dans deux formations symphoniques, dont Les Musiciens du Louvre, et installé en France depuis plus de vingt-cinq ans, rappelle qu’au cours de sa trop brève existence, Chausson fréquenta des écrivains et des poètes avec lesquels il entretint des liens d’amitié. On en a une confirmation dès le début du disque avec la Chanson perpétuelle op. 37, achevée en décembre 1897 puis orchestrée en 1899, six mois avant le décès du compositeur suite à un accident de bicyclette. Chausson emprunte à Charles Cros (1842-1888) le poème Nocturne tiré du recueil Le Coffret de santal paru en 1873. Emprunt est bien le mot, car Chausson supprime quelques strophes de ce texte lyrique qui évoque une femme abandonnée, livrée à sa solitude et à son envie de mourir, ainsi qu’en attestent les premiers vers :

Bois frissonnants, ciel étoilé

Mon bien-aimé s’en est allé

Emportant mon cœur désolé.

Vents, que vos plaintives rumeurs,

Que vos chants, rossignols charmeurs,

Aillent lui dire que je meurs.

La version de chambre est prévue pour voix, piano et quatuor à cordes. Cette courte désolation d’un peu plus de sept minutes est à la fois poignante et frémissante ; l’inconsolable douleur de l’amoureuse éconduite est chantée par Eléonore Pancrazi. Née en Corse en 1990, cette jeune mezzo montre ici une sensibilité déchirée par la perte d’une union qu’elle croyait éternelle. La voix est fraîche dans cette fin de passion vécue, elle est touchante et déchirante, délicatement soutenue par les cordes et le piano.
Après cet épisode dramatique, c’est à son ami le poète Maurice Bouchor (1855-1929) que Chausson rend hommage. L’œuvre de cet écrivain, qui fut aussi auteur dramatique, est bien oubliée de nos jours. C’est en grande partie grâce à Chausson qu’il est encore présent dans les mémoires, le compositeur lui ayant emprunté textes et titre pour sa célèbre mélodie-cantate Poème de l’amour et de la mer

Maurice Bouchor avait aussi traduit une pièce de Shakespeare, La Tempête, pour laquelle Chausson a écrit une musique de scène en douze parties dont cinq furent publiées. Takénori Némoto explique dans la notice que ces cinq pièces étaient destinées à la voix et à l’orchestre et que Chausson en fit un arrangement ultérieur pour voix, flûte, piano, violon, alto, violoncelle, harpe et célesta. Au cours de ses recherches, Némoto n’en trouva qu’une réduction pour chant et piano. En se basant sur des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France, il en a fait une reconstitution. On lira le plaisir gourmand avec lequel il fait part de ses trouvailles dans les archives. Dans cette version, trois morceaux sont vocaux et sont interprétés par la soprano Louise Pingeot, lauréate de plusieurs concours internationaux, dont on apprécie le timbre précis et la justesse d’incarnation, mais aussi la diction ; elle est rejointe par Eléonore Pancrazi pour un habile « duo de Junon et Cérès ».

 Ce programme de beau chant qui résume bien l’art de Chausson dans ce domaine est complété par une version généreuse, enflammée et débordante de passion du Concert pour violon, piano et quatuor à cordes op. 21, dont la création a eu lieu à Bruxelles le 4 mars 1892, dans le cadre de l’Association des XX fondée par Octave Maus (avec du Fauré, aussi en première audition). Avec un si grand succès que Némoto rappelle une note écrite par Chausson dans son journal : « Il faut croire que ma musique est faite surtout pour les Belges, car jamais je n’ai eu un tel succès… ». Cette version de l’Ensemble Musica Nigella est d’un lyrisme intense que d’aucuns trouveront peut-être un peu trop à fleur de peau, mais cela fonctionne à merveille ! Les instrumentistes semblent galvanisés par leur prestation en public, traduisant avec impétuosité l’atmosphère palpitante du premier mouvement avant de laisser couler le rêve proche de Fauré dans la Sicilienne, page très inspirée, pleine de noblesse. Le troisième mouvement (« Grave ») prend ici une dimension presque symphonique, que la prise de son appuie de manière un peu trop présente. Le très animé Finale est rendu avec fougue ; un élan dévastateur le traverse, clôturant sur un mode majeur cette prestation qui, à en croire les applaudissements, a séduit les mélomanes présents ce soir-là. Il est vrai qu’il s’agit, sans jeu de mot, d’un beau « concert ».

Ce CD est une superbe carte de visite pour le prochain Festival Musica Nigella. Mais il est bien plus que cela : c’est le témoignage d’une réelle osmose entre des musiciens qui travaillent ensemble et dont l’engagement est total. Ils l’ont bien prouvé dans cet enregistrement réalisé à la Chartreuse de Neuville-sous-Montreuil lors des soirées des 23 au 26 mai 2019.

Son : 8  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

   

  

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