La modeste discographie de Robert Denzler chez Decca

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Robert Denzler - The Decca Recordings. Hector Berlioz (1803-1869) : Benvenuto Cellini, op. 23 ; Béatrice et Bénédict, op. 27 - ouvertures. Ernest Chausson (1855-1899) : Symphonie en si bémol majeur, op. 20. Arthur Honegger (1892-1955) : Symphonie n° 3, H. 186 « Liturgique » ; Chant de joie, H. 47. Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie n° 4 en fa mineur, op. 36. Orchestre de la Suisse Romande, Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, direction : Robert Denzler. Enregistré entre mai 1954 et novembre 1960 au Victoria Hall, Genève, et à la Maison de la Mutualité, Paris. Édition 2020. Livret en anglais. 1 double CD Decca « Eloquence » 4840262.

Même si Ernest Ansermet (1883-1969), par sa position prépondérante chez Decca, a certainement favorisé la carrière discographique de son compatriote Robert Denzler (1892-1972), voici des enregistrements qui, dès leur première parution, étaient plutôt passés inaperçus, sauf peut-être celui de la Symphonie n° 3 « Liturgique » d’Arthur Honegger, captée en juin 1955, et qui succédait opportunément aux gravures du compositeur même (Decca, 1947) et de son ami Georges Tzipine (Columbia, 1954), nettement moins avantageuses au niveau de la prise de son… De plus, Robert Denzler y était parvenu à réaliser une parfaite synthèse des qualités interprétatives des deux plus anciennes versions, et le résultat était -et reste- vraiment idéal : le De profundis clamavi, ici joué en véritable Adagio, et l’admirable péroraison du Dona nobis pacem, sont d’une beauté à couper le souffle ; par ailleurs, l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire est dans l’un de ses grands jours, et c’est un véritable enchantement de retrouver, magnifiquement captées par Kenneth Wilkinson, les sonorités si caractéristiques de ses instrumentistes, notamment celles, légendaires, de ses vents.

Si Hermann Scherchen fut le premier à enregistrer Chant de joie (1923) d’Arthur Honegger pour Westminster en septembre 1954, Robert Denzler fut le deuxième pour Decca, également en juin 1955. Sa version nous semble à la fois plus poétique et plus rigoureuse que celle de son collègue allemand, et offre un complément de choix et bienvenu -quoique totalement différent de sens- à la Symphonie n° 3 « Liturgique ».

Avant sa gravure par Denzler en mai 1956, la sous-estimée Symphonie en si bémol majeur d’Ernest Chausson connaissait peu d’enregistrements : Dimitri Mitropoulos à Minneapolis (CBS, mars 1946), bouillonnant mais quelque peu désordonné ; Pierre Monteux à San Francisco (RCA Victor, février 1950), admirable comme toujours, et Jean Fournet à Paris (Philips, décembre 1953), d’une extrême rigueur, mais tous trois desservis par une prise de son qui ne pouvait rivaliser avec celle de Denzler en superbe stéréo naissante de Decca. Au niveau interprétation, ce dernier n’a d’ailleurs rien à envier à ses prédécesseurs, et il est incompréhensible que sa merveilleuse gravure soit si peu renseignée dans les discographies, car rarement les subtilités d’harmonie, de contrepoint et orchestrales ont été aussi lisibles que dans cet enregistrement, et le deuxième mouvement Très lent a enfin son titre justifié, car le chef suisse n’est jamais précipité et prend tout son temps pour nous livrer une version d’une beauté et d’une tension à couper le souffle : nous tenons là l’une des toutes grandes références de l’œuvre, dans laquelle l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire se révèle en pleine gloire.

La carrière discographique de Robert Denzler chez Decca commence et s’achève avec la phalange d’Ernest Ansermet, l’Orchestre de la Suisse Romande : elle débute en mai 1954 avec deux Ouvertures de Berlioz, Benvenuto Cellini et Béatrice et Bénédict ; elle se termine en novembre 1960 avec la Symphonie n° 4 en fa mineur de Tchaïkovski. Dans Berlioz, Robert Denzler s’affirme en chef expérimenté à la direction très claire et à la rythmique sûre et précise dans des versions enthousiasmantes, même si elles ne vont pas jusqu’à l’exubérance d’un Charles Munch ou le bouillonnement d’un André Cluytens, ses contemporains. Quant à la Symphonie de Tchaïkovski, l’auteur des notes de cette édition, Jonathan Summers, nous confie : Denzler enregistra une interprétation assez routinière de la Symphonie n° 4 de Tchaïkovski … cet enregistrement manque du drame et de la tension de la performance de Chausson. Peut-être Monsieur Summers n’a-t-il pas écouté attentivement ou était-il blasé de cette œuvre ; en tout cas, notre appréciation diffère radicalement : d’abord Tchaïkovski n’est pas Chausson, et vice versa -leur musique procédant de deux univers différents ; ensuite Robert Denzler y garde ses qualités de précision et de clarté de la direction, des rapports de dynamique sonore, de précision rythmique. Son interprétation est remarquable par sa fine et intelligente musicalité ; elle est d’un lyrisme qui refuse l’emphase mais non l’exaltation, la grandiloquence mais non l’éloquence, ce qui est essentiel dans Tchaïkovski : tout comme Denzler réagit contre la confusion des lignes, il refuse les effets massifs.

Il est vrai qu’il existe pléthore de versions de cette musique, et là où nous sommes d’accord avec Monsieur Summers, c’est lorsqu’il affirme : Curieusement, Decca avait déjà un enregistrement d’Ataúlfo Argenta de cette œuvre avec le même orchestre dans son catalogue. En effet, Decca devait avoir un faible pour cette œuvre, puisque -pour compléter l’affirmation de monsieur Summers- à l’époque, en plus de la version d’Ataúlfo Argenta de mai 1955, existait chez Decca celle d’Albert Wolff de mai 1959, avec la Société des Concerts du Conservatoire, sans compter celle d’Erich Kleiber de juin 1949 avec ce même orchestre…

Il y a quelque temps, le Rennais Alain Deguernel fut le véritable pionnier dans la première réédition impeccable de ces précieuses gravures en deux CD-R distincts de son label Forgotten Records (fr480 et fr654) ; toutefois cette réédition, si excellente soit-elle, ne pouvait être accomplie qu’à partir de microsillons, alors que celle sous rubrique est basée sur les bandes mère originales en possession d’Universal. De plus la restitution de la Symphonie en si bémol de Chausson est ici en stéréo, alors qu’elle n’est qu’en mono chez Forgotten Records. Le choix se fera donc selon les préférences de chacun.

Son : 9 - Livret : 8 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9

Michel Tibbaut

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