Evgeny Kissin à Flagey : un brillant pianiste, mais un interprète qui se heurte à ses limites
C’est la foule des grands soirs qui remplissait le Studio 4 de Flagey pour le retour à Bruxelles d’Evgeny Kissin, au point que quelques dizaines de chaises avaient dû être ajoutées sur la scène.
C’est par la Fantaisie chromatique et fugue de Bach que le pianiste russe débute son programme. Attaquant la partition sans peur, Kissin fait entendre dans la Fantaisie un jeu extrêmement articulé, mêlant une grande clarté digitale -et un toucher hélas assez dur- à un usage très généreux de la pédale qui a pour double effet de lui permettre de tirer de puissantes sonorités d’orgue du Steinway mais aussi de légèrement brouiller la ligne mélodique. La Fugue est abordée avec une grande clarté contrapuntique, et Kissin -un pianiste aux doigts infaillibles- y fait entendre de très beaux trilles. Cependant, son approche très insistante combinée à un usage immodéré de forte fatigants finit par lasser. En dépit des phénoménaux dons physiques de l’interprète, il y a quelque chose de brut de décoffrage dans cette façon de présenter la musique.
Heureusement, les choses s’améliorent dans la Sonate pour piano en ré majeur, K. 311 de Mozart. Si les forte continuent de poser problème, le son est plus aéré, et il y a de la vie et de la fantaisie dans l’Allegro con spirito introductif où Kissin articule les thèmes avec soin et se montre capable de belles choses. L’Andante con espressione est extrêmement soigné et sans la moindre faute de goût, mais peu spontané. Pour être indubitablement sincère (car Kissin est un musicien intègre qui n’a rien d’un bateleur), l’interprétation n’arrive pas à décoller et la si touchante fin du mouvement n’agrippe pas l’auditeur. Le Finale est bien construit, et Kissin enlève le mini récitatif-cadence en milieu de mouvement avec beaucoup d’éloquence.
Des Polonaises de Chopin, la Cinquième, Op. 44 est non seulement la plus longue mais aussi la plus originale et la plus belle. Kissin opte pour une approche « grand piano » qui ne fait pas que du bien à la musique. Il parvient à presque entièrement gommer le panache aristocratique et l’élan de ce qui est bien une danse, et que rendent si bien de grands interprètes comme Rubinstein ou Malcuzynski capables d’instiller la vie, la magie et la tension si tristement absentes ici.
Prenons le fameux épisode central où la musique semble s’enliser dans des figures rythmiques obstinées avant que n’apparaisse, totalement inattendue, la lumineuse mazurka. Ce qui devrait faire l’effet d’un rayon de soleil trouant brusquement les nuages passe ici totalement inaperçu, l’épisode étant parfaitement anodin alors qu’il devrait être saisissant. L’honnêteté oblige à dire que les gammes chromatiques qui conduisent ensuite vers la reprise de la Polonaise sont vraiment magnifiques et que les basses désolées qui terminent l’oeuvre sont très bien rendues.
La deuxième partie du récital était entièrement consacrée à Rachmaninov, où là encore Kissin présente des contradictions difficilement compréhensibles. Ainsi, le Prélude, Op. 23 N° 10 parvient-il à combiner une conception de haute tenue avec une absence totale de volupté et de charme.
On sait que les Etudes-Tableaux sont d’une redoutable difficulté et l’on pouvait s’imaginer que Kissin serait parfaitement dans son élément dans une sélection de six pièces tirées du deuxième cahier, Op. 39. Et en effet, la sûreté digitale du pianiste est remarquable dans la redoutable première en do mineur, comme l’est la façon dont il construit la tension dans la lyrique deuxième en la mineur. La quatrième en si mineur est interprétée avec beaucoup de délicatesse. Hélas, les ff de la cinquième en mi bémol mineur sont autant de coups de boutoir. Dans la neuvième, aucun doute n’est permis : Kissin comprend parfaitement cette musique.
Cependant, on reste malgré tout sur sa faim. Certes, les doigts du pianiste sont infaillibles dans cette musique si techniquement exigeante, mais où sont la clarté et la transparence d’un Richter où l’élégance et la flamme d’un Lugansky dans ce même répertoire ?
Voilà le mystère : où restent la poésie, la beauté sonore, la profondeur et l’aptitude à creuser un texte qu’on est en droit d’attendre d’un interprète doté d’aptitudes digitales hors du commun ? On a vraiment l’impression que cet artiste si doué a atteint dans son évolution un palier qu’il ne parvient pas à dépasser. Quel dommage.
Bruxelles, Flagey, 20 juin 2023.
Crédits photographiques : Felix Broede
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