Fatma Said enchante à Bozar
Y a-t-il trop de concerts à Bruxelles ? C’est la question qu’on pouvait se poser en voyant une salle correctement remplie, mais qui aurait dû être bondée pour accueillir l’une des plus séduisantes vocalistes de l’heure, Fatma Said. Qui plus est, la jeune soprano égyptienne avait amené dans ses bagages le pianiste attendu (en l’occurrence l’excellent Christoph Egger) mais celui-ci s’insérait dans l’excellent ensemble à géométrie variable Plattform K+K, fondé par le violoniste et membre de l’Orchestre philharmonique de Vienne Kirill Kobantschenko, avec à ses côtés un violoniste resté malheureusement anonyme (et remplaçant Petra Kovačič, autre membre de l’illustre orchestre et annoncée dans le programme), l’altiste Michael Strasser, le violoncelliste Florian Eggner ainsi que le contrebassiste Bartek Sikorski (lui aussi membre des Wiener Philharmoniker).
Après que ces six musiciens d’élite aient ouvert la soirée par une interprétation de grande classe et pleine d’esprit d’une Suite tirée du Chevalier à la Rose de Richard Strauss, ils allaient être rejoints par Fatma Said pour les rares Fünf Ophelia-Lieder, écrits par Brahms comme musique de scène pour une représentation en allemand de « Hamlet » à Prague.
Originalement écrit pour soprano et piano, il était proposé ici dans un bel arrangement pour voix et quatuor à cordes dû au compositeur Aribert Reimann. On sait à quel point Brahms s’intéressait à la musique du passé et ce bref cycle (il doit faire trois minutes) est délicieusement archaïsant et plus élisabéthain que nature. Quant à la voix de Fatma Said, elle est simplement superbe. Présentée comme soprano, elle offre un grave ferme ainsi qu’un medium fruité et charnu d’une couleur qui rappelle davantage une mezzo. Quant son aigu cristallin, il sonne avec une totale liberté, comme on allait pouvoir le constater dans la beau Violons dans le soir de Saint-Saëns où elle rivalisait avec les volutes dessinées au violon par Kirill Kobantschenko, le tout accompagné par le piano attentif de Christoph Eggner.
Ce sont les cordes seules qui nous offraient ensuite la Troisième suite des délicieux Danses et airs anciens pour luth, tels que revus et orchestrés par Respighi, culminant dans une version passionnée de la Passacaille finale.
Les Trois poèmes sur textes en arabe du poète égyptien Aman Donqul (1940-1983), mis en musique avec beaucoup de délicatesse par le compositeur Sherif Mohit El Den (né en 1964) dans un style modérément orientalisant avec un bel usage du parlando, auront sans nul doute constitué la révélation de ce concert. La dernière des mélodies où le poète, mortellement malade, envisage ses funérailles alors que la musique se fait volontairement très sobre est particulièrement touchante.
Après avoir superbement accompagné cette oeuvre, le quintette à cordes passe alors sans transition à « Invierno porteño », la dernière des Quatre saisons de Buenos Aires d’Astor PIazzolla, dont les réminiscences baroques (dont celle du Canon de Pachelbel) charment et surprennent.
Christoph Eggner rejoint alors ses collègues pour une version pleine de tempérament de la Danse rituelle du feu tirée de l’Amour sorcier de Manuel de Falla.
Soprano et pianiste nous donnent ensuite d’exquises interprétations de deux mélodies de Poulenc : Hôtel (sur un poème d’Apollinaire) et Les Chemins de l’amour (texte de Jean Anouilh) où la chanteuse fait entendre des aigus de rêve.
Pianiste et quatuor à cordes s’associent ensuite à Fatma Said pour deux pièces de Gershwin, dont un splendide Summertime où la soprano fait entendre une voix plus pleine (après tout, Porgy and Bess est bien un opéra) mais aussi de belles inflections qui donnent à penser qu’elle ferait une très convaincante chanteuse de jazz.
En annonçant le bis, la soliste se contente de dire que tout le monde le reconnaîtra aisément. Et d’offrir une délicieuse et émouvante version du célèbre Over The Rainbow composé par Harold Arlen et rendu immortel par Judy Garland dans le Magicien d’Oz. C’est sur cette note enchanteresse que s’achève une très belle soirée.
Bruxelles, Bozar, 29 novembre 2023.
Patrice Lieberman
Crédits photographiques : Parlophone Records Ltd