Fiat Lux. La Création inséminée par des forces vocales et orchestrales aux soins experts
Joseph Haydn (1732-1809) : La Création. Anna Lucia Richter, soprano ; Maximilian Schmitt, ténor ; Florian Boesch, baryton. Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico, Chœurs de la Radio bavaroise. Mai 2019. Livret en allemand, français, anglais (texte de l’oratorio en allemand & traduction bilingue). TT 100’08. Alpha 567
En marge de l’enregistrement intégral des symphonies par Giovanni Antonini, prévu pour s’achever en 2032 et coïncider avec le tricentenaire de la naissance de Haydn, voici un détour, si l’on ose dire, par un des plus grands oratorios jamais écrits, et un chef-d’œuvre du compositeur. À ce titre, abondamment enregistré depuis des lustres par les plus éminentes baguettes : Herbert von Karajan (Emi, DG), Karl Münchinger (Decca), Igor Markevitch (DG), Eugen Jochum (Philips), Antal Dorati (Decca), Neville Marriner (chez Philips, puis à Stuttgart pour Emi), Georg Solti (Decca à deux reprises), Leonard Bernstein (CBS, DG), James Levine (DG), Simon Rattle (Emi)… Et parmi les tendances baroqueuses ou HIP récentes : William Christie (Erato), John Eliot Gardiner (Archiv), Christopher Hogwood (L'Oiseau Lyre), Nikolaus Harnoncourt (Teldec, DHM), René Jacobs (HM), Paul McCreesh (Archiv), Bruno Weil (Sony et Ars Produktion), Philippe Herreweghe (Phi), Thomas Hengelbrock (DHM), Andrés Orozco-Estrada (Pentatone).
Dieu, ça en fait des parrains à s’être penché sur La Création. Avec l’ensemble Il Giardino Armonico, le présent album se rattache bien sûr aux pratiques « historiquement informées » sur instruments d’époque. Mais il réunit le meilleur des mondes avec un chœur symphonique (celui qu’en son temps utilisa Jochum) qui ne renie rien de l’ampleur de la fresque, et nous évite ces voix creuses et blanches qu’on regrette parfois dans les troupes baroquisantes. Une cinquantaine de chanteurs, une quarantaine d’instrumentistes : le plateau ne brigue évidemment pas les centaines d’exécutants qui pouvaient être mobilisés à l’époque de l’œuvre, mais correspond toutefois à l’effectif que le public a pu entendre en 1800 à Budapest ou au Théâtre de la Leopoldstadt. Le résultat d’ensemble est à la fois vif et épanoui ; intelligent mais pas sophistiqué ; un ton franc mais pas simpliste, qui rappelle un peu la première lecture de Marriner. Du classicisme direct et délicatement spirituel, porté par des tempi fluides et actifs.
Les épisodes démonstratifs dévolus au chœur sont rendus avec toute la force requise (le jaillissement de la lumière plage 2 à 1’57, le Stimmt an die Saiten) et une non moindre virtuosité : l’enthousiasme foudroyant de la fugue Und seiner Hände Werk zeigt an das Firmament qui couronne le Quatrième Jour, la majesté du Vollendet ist das grosse Werk et du Singt dem Herren alle Stimmen des Herren Ruhm.
L’orchestre vibre avec ardeur : le tonnerre plage 4 (0’52, matraqué par les timbales de Riccardo Balbinutti), la tempétueuse création des mers polarisée par les archets (plage 7). La galerie d’effets descriptifs attribués aux espèces animales dans le numéro 21 (par exemple les trombones pour les fauves) sont savoureusement exploités. Le Giardino Armonico séduit aussi par ses nuances : le contraste du ciel et de la lune (plage 13), la scansion abyssale du Und Gott schuf große Walfische pour suggérer les fonds marins et leur faune de cétacés.
Vaillante équipe de chanteurs. À noter que les récitatifs sont accompagnés d’un clavecin, et non d’un pianoforte. Maximilian Schmitt, remarquable dans son fondamental Mit Würd und Hoheit angetan qui dépeint la création de l’homme et de la femme. Anna Lucia Richter, délicieuse dans son air Auf starkem Fittiche dédié aux volatiles, où les clarinettes évoquent de candides alouettes (1’37), les flûtes d’ingénus rossignols (4’05), le tout parsemé des trilles de la soprano ; par ailleurs un peu serrée dans l’aigu du registre. Florian Boesch excelle partout, on ne manquera pas son bestiaire (plage 21) qui s’éteint dans un ré guttural (2’58) mimant avec un dégoût calculé les efforts du vermisseau rampant. Les duos de la Troisième partie sont chantés avec une sereine simplicité, vidée de son drame : pourquoi pas, puisque de toute façon le péché originel a été d’emblée écarté par les Lumières qui triomphent des ténèbres. Toutefois certains auditeurs estimeront peut-être que l’Adagio d’Adam et Eve (Holde Gattin) démarre trop timidement, les vocalises ne visent pas le morceau de bravoure, comme attentif à ne pas corrompre cette responsabilité consentie par l’Eden.
On ne serait pas crédible en insinuant que la discographie se trouve balayée mais voilà un parcours globalement sans faute, sans reproche, attachant et stimulant. Parmi les nombreuses versions citées, on peut les réduire à cette alternative typée : l’écorce sévère chez Harnoncourt et son Concentus (DHM), la ramure rayonnante de Bruno Weil et ses chœurs d’enfants. Et désormais la souple sève d’Antonini qui perfuse une vie, si ce n’est innovante, du moins régénératrice. Une interprétation particulièrement nette, homogène, lumineuse et révélatrice. Bienveillante, accessible et fraternelle. Le grandiose Chœur final n’édifie ni ne pontifie, il pétille et rayonne, heureux d’avoir nourri cet univers où l’Humain a trouvé sa place. Si d’aventure vous ne connaissez pas encore cet oratorio, ou n’en saisissez pas les beautés, voici une nouvelle opportunité pour que vous ne puissiez plus déplorer, telle Madame Haydn à Johan Fredrik Berwald (cousin du compositeur suédois) au lendemain de la première représentation au Burgtheater de Vienne : « on prétend que c’est très bien, moi je n’y comprends rien ».
Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5
Christophe Steyne