Giuseppe Verdi : The Great Operas chez EMI

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Dans le n°50 de Crescendo consacré à Verdi en décembre 2001, Bernard Postiau écrivait en introduction de sa sélection discographique : "Près de 500 versions des 26 opéras de Verdi se sont accumulées au cours du siècle, offrant au mélomane d'aujourd'hui -et en dépit d'une disponibilité parfois aléatoire- une abondance que ne connaissent ni Rossini, ni Puccini, ni même Wagner ou Mozart."C'est dire combien le choix est difficile à opérer d'autant plus que le chant verdien -et surtout l'expressivité verdienne- sont tellement exigeants qu'il est rare qu'une version soit totalement aboutie tant au niveau vocal, dramaturgique et orchestral. En cette année anniversaire, les maisons de disques iront donc puiser dans leur catalogue leurs productions jugées les plus abouties. Qui pense EMI pense inévitablement Callas que l'on ne retrouvera qu'une fois -Gilda dans Rigoletto aux côtés de Tito Gobbi, Giuseppe di Stefano et Tullio Serafin dans ce boîtier de 35 CD. Il faut dire que le catalogue Callas a déjà été hyper exploité chez cet éditeur.
Alors, que trouvons-nous dans ce coffret ? En digne successeur de Paganini, c'est Riccardo Muti qui se taille la part du lion avec huit opéras. Le style Muti est associé tout naturellement au compositeur des Roncole : un sens magistral du drame verdien, une fidélité à la partition revendiquée même si souvent on le surprend à presser les tempi allant parfois jusqu'à la course à l'abîme comme dans La Forza del destino enregistré à La Scala en 1986; Mirella Freni y est une Leonora sublime, Domingo un Alvaro un peu trop étudié pour être spontané mais, par contre un grandiose Giorgio Zancarano parfaitement idoine en Don Carlo. Mais reprenons la chronologie de l'oeuvre de Verdi sous la baguette de Muti. Un Nabucco enregistré à Londres avec le Philharmonia en 1978, riche de couleurs et de détails rythmiques, très joué, très humain augmenté de la noblesse du timbre de Renata Scotto (Abigaille) mais où Nicolaï Ghiaurov affiche des aigus fatigués; il restera à se souvenir de son rôle sous la direction de Claudio Abbado enregistré chez Decca dix années plus tôt. Ernani est le fruit d'un enregistrement "live" à La Scala réalisé en 1982. Mêmes qualités orchestrales un peu corsetées quand même mais un plateau vocal mal distribué -Ghiaurov toujours "fatigué" et Freni si peu Elvira. Toujours avec l'orchestre de La Scala, Muti réalisait en 1989 un Attila à l'Abanella de Milan avec un Samuel Ramey (Attila) d'un grand style, une Cheryl Studer qui, lors de la parution du CD avait suscité la critique pour son entrée ratée mais qu'elle récupéra magnifiquement par la suite et un Neil Shicoff (Foresto) très convaincant. Vient ensuite un Macbeth réalisé en studio avec le New Philharmonia avec Sherril Milnes (Macbeth), Fiorenza Cossotto, une Lady Macbeth agitée, Ruggero Raimondi et José Carreras en 1976 (la même année que Abbado réalisait l'enregistrement pour DG avec Cappuccilli et Verrett… difficile à surpasser!). La Traviata réalisée avec le Philharmonia à Londres en 1980 résulte d'un rendez-vous manqué: la concision de Muti confine à la raideur, la vois de Renata Scotto (Violetta) ne répond plus, le Giorgio Germont de Renato Bruson est fabriqué; c'est Alfredo Kraus (Alfredo) qui sauvera la mise par la finesse de l'intelligence du rôle. I vespri siciliani furent enregistrés en "live" à La Scala fin décembre 1989, début janvier 1990; l'équipe est ici soudée dans la dramaturgie avec Cheryl Studer en Elena, Chris Merritt en Arrigo et Giorgio Zancanaro, superbe Minforte. On reprochera à Muti d'avoir laissé passer des soli de violoncelles aussi peu maîtrisés dans Un ballo in marchera, alors qu'ils sont en symbiose avec la dramaturgie; l'enregistrement a été réalisé à Londres avec le New Philharmonia en 1975. Il s'agissait du premier Riccardo de Placido Domingo pas trop éveillé à la chose; il faut dire qu'il devait mettre les bouchées doubles pour animer la terne Amelia de Martina Arroyo; ici, c'est Piero Cappuccilli qui se distinguera par la richesse et l'heureuse projection de son chant.
Venons-en maintenant aux autres chefs qui se partagent ce coffret EMI. C'est James Levine à la tête du London Philharmonic Orchestra (1972) qui dirige Giovanna d'Arco. La prise de son est somptueuse (on ne s'attend pas à autre chose de Levine), beaucoup de panache, une grande leçon de chant de Montserrat Caballé (Giovanna) même si on est plus sensible à l'humanité de La Tebaldi, un Domingo très poignant (Carlo VII) et Sherrill Milnes (Giacomo) très convaincant, très "vrai". Rigoletto est sans aucun doute l'opéra le plus enregistré. Difficile de faire un choix. Aussi était-il naturel de retourner cette fois à Maria Callas (Gilda) aux côtés de Tito Gobbi (Rigoletto) et Giuseppe di Stefano (Duc de Mantoue) maillon faible de cette production de tout grand art sous la direction de Tullio Serafin à La Scala en 1955. Parmi tous ces enregistrements anciens, on est étonné de voir apparaître la version assez récente -elle date de 2001- qu'a réalisée Antonio Pappano et le London Symphony Orchestra avec un quatuor de choc: Roberto Alagna (Manrico), Angela Gheorghiu (Leonora), Thomas Hampson (Comte di Luna), et Ildebrando d'Arcangelo (Ferrando). Le couple glamour a fait sensation lors de la parution de ce CD dans lequel Alagna offre le meilleur de lui-même, des aigus à couper le souffle, une tenue de rôle exemplaire, un geste vocal d'une sublime assurance; Angela Gheorghiu venait détrôner Leontyne Price pas son incroyable ampleur vocale sur toute la tessiture servie par un timbre majestueux. Seul point faible: la direction très classique de Pappano qui n'ajoutera rien à la discographie. C'est à Gabriele Santini que revient le Simon Boccanegra de ce coffret EMI. L'enregistrement a été réalisé au Teatro dell'Opera di Roma en 1957 et reste une référence verdienne avec le Boccanegra de Tito Gobbi, une de ses plus magistrales incarnations et une très émouvante Maria Boccanegra de Victoria de Los Angeles aux côtés de Boris Christoff (Fiesco). Le Don Carlo en cinq actes de Carlo Maria Giulini (Royal Opera House 1970) a été très controversé à l'époque. Une version sans nul doute très soignée, mais des tempo d'une lenteur éprouvante tant à l'écoute que pour les chanteurs -Domingo (Don Carlo), Montserrat Caballé (Elisabeth de Valois), Shirley Verrett (Eboli), Sherrill Milnes (Rodrigo), Ruggeo Raimondi (Philippe II)- qui ont des difficultés à trouver leurs marques ; toutefois, la lecture de Giulini reste d'un grand intérêt musical; une autre vision du monde verdien. L'Aïda de Zubin Mehta réalisée au Teatro dell'Opera di Roma en 1967 ne casse pas la baraque même s'il imprime à l'orchestre un bel allant sur lequel viennent se poser le beau grain vocal de Birgit Nilsson et un plateau de qualité vocale homogène -Franco Corelli (Radamès), Grace Bumbry (Amneris), Mario Sereni (Amonastro).
Le point d'aboutissement de l'oeuvre de Verdi sera confié à Herbert von Karajan. Il est vrai qu'il est emporte son monde dans la volupté orchestrale, goûtant le plaisir de l'instant, animant le discours d'une rythmique envoûtante. Dans Otello (Londres, Philharmonia 1956), on lui reprochera d''incompréhensibles coupures (l'intervention des enfants dans la scène avec Desdémone au 2e acte et l'échange entre Iago et Otello puis Iago et Roderigo au 3e acte). Etait-ce dû à la piètre qualité vocale de Peter Glossop dont il n'a pas voulu ternir l'ensemble? On ne le sait. Par contre, tant l'orchestre que Mirella Freni, d'une émouvante intelligence, Jon Vickers, excellent et José Van Dam d'une grande noblesse, font de cet enregistrement un moment de grand bonheur. que l'on retrouvera dans le Falstaff de 1956 avec le Philharmonia également avec Tito Gobbi dans on grand rôle de Falstaff, Rolando Panerai taillé pour le rôle de Ford aux côtés d'une Alice assez ampoulée 'Elisabeth Schwarzkopf).
Comme on le voit, il est rare de trouver "la" version exhaustivement parfaite d'un opéra de Verdi. Riccardo Muti a expurgé l'oeuvre des effets bel cantistes dont risquait de se créer une tradition. Il lui a été reproché de la corseter à l'occasion. Certains chefs se laissent emporter par l'élan mélodique au détriment des détails si définis par le compositeur; des chanteurs se laisseront séduire par la beauté du chant au détriment de la dramaturgie,… Alors, comment donner une cote à ce coffret? On répondra: une bonne moyenne. Mais déjà, il ouvre des portes sur la difficulté d'intégrer ce répertoire. L'interprétation verdienne a de beaux jours devant elle; son univers frise l'infini.
Bernadette Beyne

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