Giya Kancheli, la tonalité au service de l’humanisme

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Giya Kancheli (1935-2019) : Une petite Danielade, pour piano, cordes et percussion ; Valse Boston, pour piano et cordes ; 18 miniatures pour violon et piano, extraits ; Largo et Allegro, pour piano, cordes et timbales. Hartmut Schill, violon ; Robert-Schumann-Philharmonie, piano et direction Elisaveta Blumina. 2022. Notice en allemand et en anglais. 67’ 30’’. Capriccio C5488.

Surtout connu pour ses sept symphonies écrites entre 1967 et 1986, Giya Kancheli, né à Tbilissi en Géorgie, se consacra à un cursus de géologie et étudia le piano et la composition au Conservatoire d’État de sa cité natale. Il se distingua d’abord dans le domaine de la musique de scène consacrée à des pièces d’écrivains russes, mais aussi occidentaux. Il composa aussi de nombreuses musiques de films, enseigna et devint directeur d’un théâtre pour deux décennies. Il quitta son pays en 1991 pour Berlin, où il vécut jusqu’en 1995, avant de s’installer à Anvers, où il fut longtemps compositeur en résidence à l’Orchestre Royal Philharmonique des Flandres (l’actuel Antwerp Symphony Orchestra). Il décéda cependant à Tbilissi, où il était retourné pour un séjour dans sa maison natale. Au-delà de pages orchestrales, son catalogue comprend de la musique de chambre et chorale, ainsi qu’un opéra Music for the Living (1982-84), où il développait la question : l’art et la beauté peuvent-ils sauver le monde ? Kancheli était affligé par l’évolution de celui-ci ; son œuvre est globalement marquée du sceau de la douleur, de la désolation et du pessimisme. 

Pour de plus amples détails, nous renvoyons le lecteur aux deux longs articles d’Olivier Vrins, manne de précieuses informations. Le premier consiste en un entretien accordé par Kancheli à notre confrère en son domicile anversois, paru le 3 août 2015 ; le second, daté du 8 octobre 2019, est un hommage à l’occasion de sa disparition. Nous y relevons que le compositeur avait un langage épuré et accessible, charnel et affectif. Empathique, persuadé de la légitimité de sa démarche, Indépendant, Kancheli l’était sans l’ombre d’un doute. Son style immuable, immédiatement reconnaissable, il ne l’a jamais renié. À peine effleuré par l’avant -garde dans les années 1960, il a servi la tonalité avec une constante fidélité, dans un contexte permanent d’émotion et de simplicité, qui ne néglige pas de temps à autre le minimalisme.

Le présent album, un panorama de pages où voisinent le piano, le violon et les cordes, s’ouvre par une partition de neuf minutes de l’année 2000, au titre curieux : Une petite Danielade. Il s’agit d’une sorte de concertino - dans lequel on peut entendre brièvement les voix des instrumentistes -, qui contient des moments contemplatifs ou rythmés et des allusions à des éléments folkloriques, offrant au piano et au violon des élans langoureux ou divertissants. Le titre aurait été inspiré au compositeur par un film soviétique de science-fiction de 1986, Kin-dza-dza !, qui met en scène de façon ironique des extra-terrestres, mais qui est aussi une satire sociale des sociétés « de classe ». Si la dénonciation est là, elle se présente d’une manière chatoyante et originale qui séduit l’oreille. La Valse Boston, qui date de quatre ans auparavant et est dédiée par le compositeur à « son épouse avec laquelle il n’a jamais dansé » évolue entre immobilisme et dynamisme, dans une atmosphère qui se présente un peu comme en opposition avec la volubilité de la démarche viennoise, à moins que ce ne soit une anti-Valse de Ravel. Le piano et les cordes semblent se chercher pour un dialogue à la fois tendu, mystérieux et insolite. À la direction de la Robert-Schumann-Philharmonie, établie à Chemnitz, la Saint-Pétersbourgeoise Elisaveta Blumina (1976), qui joue aussi la partie de piano pour ces deux partitions, anime le tout avec clarté et finesse, assumant la part d’humanité qui sous-tend cette musique séduisante. Cette version de la Valse Boston avait été gravée en 2001 pour ECM par Dennis Russel Davies, au piano et à la tête de l’Orchestre de chambre de Stuttgart, lors d’un concert en présence de Kancheli. Elisaveta Blumina la creuse en profondeur et la rend énigmatique.

On retrouve la même pianiste, avec le violoniste Hartmut Schill (°1971), konzermeister de la formation de Chemnitz, dans neuf extraits des 18 Miniatures qui, au fil des années, reprennent des thèmes de musiques de scène ou destinées au cinéma. Ces courtes pièces, dont la durée moyenne oscille entre deux et trois minutes, sont déclinées dans une atmosphère romantique, qui fait la part belle à la mélancolie. Elisaveta Blumina clôture l'affiche par une page bien plus ancienne de Kancheli, qui date de 1963. Ce Largo et Allegro pour piano, cordes et timbales se situe dans la même perspective que les pages ultérieures, dans un style dont la substance est tournée vers la tonalité, montrant la continuité du compositeur, dès sa première phase créatrice qui se traduit par des élans vivants, émotionnels ou ardents.

On aurait tort de négliger le message qui se dissimule derrière la musique de Kancheli, que certains considèrent « facile », ce qui est injustement réducteur. Dans son livre La musique russe du XXe siècle (Fayard, 1994), le regretté Frans C. Lemaire citait le compositeur qui spécifiait que sa musique est à l’image d’« une page blanche avec une faible trace de larme séchée ». Peut-on mieux définir un univers si attachant, empreint d’humanisme ?

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix          

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