La Khovantchina galvanise la Bastille

par

Comme l’âme russe, la mise en scène d’Andreï Serban défie le temps. Elle reste aussi vivante, intelligente, captivante aujourd’hui qu’à sa création (2001 reprise en 2013). Car elle se focalise sur l’œuvre, toute l’œuvre, rien que l’œuvre. Ce qui n’empêche nullement l’actualité de s’inviter hier comme aujourd’hui à travers l’évocation de visées expansionnistes (Ukraine, Crimée, Tatars), de l’attraction entre Orient et Occident, du conflit entre cultes païens, mystiques et modernité, du choc entre «la morale et l’histoire» (A. Lischke) -toutes pulsions qui rougeoient, encore et toujours, telles des braises. Et, au milieu de tout cela, la splendeur paradoxale de l’homme déchu.

 Pour chanter ces destins foudroyés, Moussorgski au terme de sa vie invente la musique la plus chatoyante dans ses bariolages, la plus libre dans son instrumentation, la plus vigoureuse dans ses harmonies qu’on eût jamais conçue, au point de bouleverser les repères de son temps dans le droit fil de Boris Godounov (1869). Partition que Saint-Saëns rapporta dans ses bagages en 1875 influençant Debussy, Chausson, Ravel parmi beaucoup d’autres.

Complétée et remaniée par Rimski-Korsakov puis Chostakovitch (version ici choisie), des orchestrations de Ravel et Stravinski ayant en partie disparu sauf le final, la partition présente néanmoins une cohérence quasi organique. En un unique flux, elle charrie des beautés surprenantes, effrayantes et ensorcelantes. Depuis les sonneries guerrières, liturgiques, les cris, jusqu’aux inflexions les plus douces qui furent jamais prêtées à des chœurs, c’est une seule foi unie à une seule terre qui chante. Voix sauvage, plus primitive encore que dans Boris Godounov.

L’action se situe à Moscou, à la fin du XVIIe siècle, au moment du schisme entre les nouveaux orthodoxes et les vieux-croyants. Les Streltsi, archers d’élite (équivalent des Mousquetaires), liés à la Régente Sophie, s’opposent à l’avènement de Pierre le Grand. Le jour se lève tandis que chœurs de femmes et d’enfants, portant des icônes, circulent en procession sous de hauts murs gris cachant le Kremlin. Le dernier acte se refermera avec l’image du tsar enfant avançant sur une étendue de cendres vers l’aube naissante.

L’acte I oppose le chef des Streltsi, le Prince Ivan Khovanski, et son fils, Andreï, qui convoitent tout deux la Princesse luthérienne Emma. Marfa, la fiancée délaissée d’Andrei, et son père spirituel, Dosifei, prince-moine, chef des vieux- croyants, viennent à son secours. La confrontation  se déplace ensuite (II) chez le Prince Golitzine, favori de la régente, réformiste et tourmenté, qui se fait lire l’avenir par Marfa (le Prince partira en charrette entre deux rangées de gardes français vers l’exil). Le boyard Chakloviti annonce l’arrivée des soldats de Pierre le Grand.

Tandis que Marfa anticipe l’immolation finale (III), les femmes des Streltsi jouent du balai sur le dos des maris complètement ivres. Ivan Khovanski se réfugie dans son palais. Les Danses des jeunes filles persanes le distraient avant qu’il ne soit poignardé sous le regard du traître Chakloviti. Au même moment, les Strelski condamnés à mort sont graciés par le tsar (IV). Enfin, les vieux-croyants réunis dans la forêt, encerclés par les soldats du tsar, expriment leur foi avant de s’immoler par le feu, Marfa entraînant avec elle Andrei devenu fou (V).

Si chœurs et instrumentistes doivent compenser les absences dues au covid, tous font preuve de vaillance peu commune. À commencer par un plateau vocal impressionnant. Même dans le bref rôle d’Emma, Anush Hovhannisyan, remplaçant Olga Busuioc, offre un chant clair et incisif. En revanche, une émission instable et des aigus acides empêchent Susanna (Carole Wilson) de tenir tête à l’impériale Marfa d’Anita Rachvelishvili. La mezzo-soprano engage des moyens vocaux exceptionnels au service d’un personnage à la fois mystique et charnel. Son chant au galbe généreux emplit tout l’espace de la Bastille et propage des ondes de vibrations tour à tour caressantes ou résolues sur un ambitus vertigineux toujours soutenu. Son fiancé infidèle, le ténor Sergei Skorokhodov, apporte fougue et désarroi au jeune prince tandis que la basse Dimitri Ivashchenko met sa prestance jointe à un timbre sombre et étale au service d’un Prince Ivan débordant d’orgueil. John Daszak (Prince Golitsine), égal en projection, fait percevoir d’emblée la fêlure de ce colosse privé de volonté politique. Domine la figure du moine Dosifei à travers le chant puissant, infatigable, de la basse ukrainienne Dmitry Belosselskiy. Le baryton-basse Evgeny Nikitin, familier de la scène parisienne, dramatique et mordant, se montre plus en retrait dans sa déploration du III. Vasily Efimov, comme en 2013, anime de sa verve le récit de Kouzka tandis que le ténor Gerhard Siegel campe un Clerc tonitruant, sarcastique et veule à souhait qui précipite d’emblée l’auditeur dans le bain des contradictions russes.

 Les chœurs architecturent l’ensemble avec de belles nuances, encouragés par la direction du chef allemand Hartmut Haenchen. D’un geste ample et calme, ce dernier fait ressortir avec beaucoup de tact les joyaux, la cohérence comme la profonde émotion qui habitent cette Khovantchina.             

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Bastille, le 26 janvier 2022  

Crédits photographiques :  Guergana Damianova / Opéra National de Paris

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.