La relève de la grande école russe de piano

par

JOKERDaniil TRIFONOV (piano)
Oeuvres de Chopin, Scriabine, Liszt et Medtner
2010 et 2013-DDD-66'27 et 78'48-Textes de présentation en anglais, allemand, polonais et français-Decca / DG 479 3795 (2 cd)

Simple ré-emboîtage de deux disques du jeune prodige russe qui ont fait grand bruit récemment: un programme Chopin réalisé pour Decca lors de tournées italiennes en 2010 et le récital capté par les ingénieurs de DG à Carnegie Hall en février 2013. Ces disques ont été fêtés à leur sortie et ce n'est que justice. Si ce Chopin est brillantissime, peut-être trop parfois, il est porté par une passion fraîche et juvénile qui fait de chaque pièce un feu d'artifice. A-t-on jamais entendu une « Grande valse brillante » aussi débridée ou une étude opus 10 n° 8 aussi virevoltante? L'Andante spianato et grande polonaise brillante opus 22 se signale par sa lumière, sa poésie, son enthousiasme de tous les instants. Quant aux trois mazurkas de l'opus 56, le piano se fait plus ample, presque monumental, voire symphonique par endroits. Le côté intimiste est quelque peu mis de côté mais ce que le jeune pianiste russe nous propose ne sombre jamais dans l'absurde, le ridicule ou le contresens. La troisième sonate achèverait de convaincre les plus récalcitrants de l'indéniable maturité artistique du soliste qui sait gérer, en grand maître déjà, la grande forme et les développements internes des quatre superbes mouvements de cette oeuvre magnifique. On pense tantôt à Horowitz pour la tendresse, tantôt à Richter pour la douceur impalpable des pianissimos et la virtuosité au service exclusif d'une pensée équilibrée et d'une conception absolument cohérente, voire à Sofronitsky pour certains moments de folie assez irrésistibles. Etonnant de la part de ce si jeune artiste tout juste âgé de 20 ans à l'époque de cet enregistrement. Le disque new yorkais est peut-être plus réussi encore. S'il se moule sans difficulté dans les habits du Polonais, que dire de sa façon d'aborder l'univers de Scriabine, qui lui semble consubstantiel et force plus encore le rapprochement avec Sofronitsky, lequel épousa la fille du compositeur peu après la mort de ce dernier? Sa 2ème sonate est, de bout en bout, une pure merveille de délicatesse, de fantaisie, d'éloquence. Aborder la toujours effrayante sonate de Liszt à 23 ans semble a priori un pari pour le moins risqué. Et pourtant, sans détrôner les quelques-uns qui s'y sont illustrés plus que les autres, Trifonov nous gratifie d'une interprétation virtuosissime, pleine d'héroïsme et de fatum, passionnante de bout en bout. Tout au plus peut-on imaginer qu'avec les années, notre musicien approfondira encore sa connaissance, déjà impressionnante, de cette page et peut-être nous en livrera-t-il alors une vision encore plus aboutie, qui viendra tutoyer les Richter, Katchen, Brendel, Arrau, Curzon, Gilels, Ogdon, Argerich, Barère, Horowitz et autre... Sofronitsky. Retour à Chopin ensuite avec les 24 préludes de l'opus 28. Seuls trois ans ont coulé entre les deux disques et, pourtant, la maturation de l'artiste est très sensible. Toutes les qualités déjà entendues en Italie se retrouvent ici mais vient à présent s'y greffer une intériorité qui donne à certaines pages un caractère inquiétant (2ème prélude), douloureux (6ème), nimbé de tristesse (7ème), torturé (8ème), d'une incroyable poésie (15ème), merveilleusement narratif (17ème), d'une douceur infinie (19ème, 21ème), majestueux (20ème) ou simplement grandiose (24ème). Le récital s'achève sur le minuscule et délicieux conte opus 26 n° 2 de Nikolai Medtner. Un passage obligé pour découvrir celui qui s'imposera probablement comme l'un des très grands pianistes du 21ème siècle.
Bernard Postiau

Son 10 - Livret 6 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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