Une fantastique intégrale de l'oeuvre de Scriabine

par

JOKERAlexandre Scriabine (1872-1915)
Intégrale de son oeuvre
Oeuvres pour piano seul - Oeuvres de musique de chambre - Oeuvres orchestrales - Concerto pour piano et orchestre
En bonus : quelques interprètes majeurs de Scriabine (Vladimir Horowitz, Shura Cherkassky, Sviatoslav Richter, Mikhail Pletnev, Yevgeny Kissin, Benjamin Grosvenor, Daniil Trifonov)
Pierre-Laurent Aimard, Vladimir et Vovka Ashkenazy, Shura Cherkassky, Gordon Fergus-Thompson, Alexander Ghindin, Benjamin Grosvenor, Vladimir Horowitz, Evgueny Kissin, Valentina Lisitsa, Alexei Lubimov, Mikhail Pletnev, Ivo Pogorelich, Sviatoslav Richter, Roberto Szidon, Alexander Toradze, Daniil Trifonov (pianos) - Annush Hovhannisyan (soprano) - Richard Watkins (cor) - Quatuor Kuss - Hamburg Strings -  Orchestre Symphonique de Moscou, dir.: Igor Golovchine - London Philharmonic Orchestra, dir.: Lorin Maazel, Orchestre Radio-Symphonique de Berlin, dir.: Vladimir Ashkenazy -
Brigitte Balleys (mezzo-soprano), Sergei Larin (ténor), Chœur de la Radio de Berlin, Anna-Kristiina Kaapola (soprano), Ernst Senff chor, Choeur de Chambre de Saint Petersbourg,  dir.: Vladimir Ashkenazy - Orchestre Radio-Symphonique de Francfort, dir.: Eliahu Inbal Chœurs et orchestre du Kirov, dir.: Valery Gergiev.
1962 à 2014 - 18h 44' - Textes de présentation en français, anglais, allemand - Decca 4788168

C'est à ma connaissance une grande Première au disque : l'intégrale de l'oeuvre de Scriabine partagée entre ses grands interprètes, offrant une prise de son et un pressage exemplaires. En outre, un texte d'accompagnement très pertinent de la plume de Hugh Macdonald, spécialiste du compositeur, qui nous dit notamment que si celui-ci avait vécu plus longtemps, la musique du 20e siècle aurait peut-être pris une toute autre direction. Toutefois, ne peut-on pas considérer que beaucoup d'idées-mères de ses recherches -ces accords de superpositions de quartes le menant progressivement à un "accord-mode" dont est exclu tout sentiment de tonique et de dominante, tout principe d'attraction entre les sons- se sont retrouvées dans le dodécaphonisme de l'Ecole de Vienne ?
Pour l'année du centenaire de la mort du compositeur, Decca a vraiment fait fort ! Car outre l'intérêt d'une totale intégrale incluant aussi des pièces méconnues et d'autres sans numéro d'opus, elle nous offre ce grand oeuvre dans sa chronologie. Enfin presque, puisqu'elle regroupe tout de même en 9 CD les oeuvres pour piano et en 8 CD l'oeuvre de musique de chambre -peu fournie toutefois: une variation pour quatuor à cordes à la demande de Belaïev, son éditeur, en compagnie d'autres compositeurs russes, et une très belle oeuvre pour cor et piano datant de ses années d'études- et l'oeuvre symphonique. Un regroupement tout à fait logique toutefois. Cette présentation chronologique de vingt-cinq années de vie créatrice nous permet de suivre l'évolution des recherches de Scriabine, compositeur et pianiste convaincu de son statut presque divin en tant que force créative centrale et unique de son époque. Cette évolution se fait sentir tout autant dans son oeuvre pour piano que dans son oeuvre orchestrale : le souci de s'affranchir de l'ombre de Chopin, de son héritage russe, de l'emprise de la tonalité, des conventions stylistiques de l'époque et du sens de la pulsation. Ces traits se retrouvent à travers ses 90 (!) Préludes pour piano passant du style chopinien à une harmonie torturée, discordante et profondément puissante et ses 10 Sonates, coeur de sa musique pour piano dont les cinq dernières, groupées sur les années 1911 à 1913, se libèrent de plus en plus de la pulsation régulière, semblent flotter dans l'éther dans leurs mouvements lents au point qu'il n'est pas aisé d'en percevoir le tempo. Le pianiste, on le retrouve aussi dans son unique concerto pour piano qu'il aimait jouer en public.
Le volet orchestral de son oeuvre débute en 1899 et se clôturera pas son chef-d'oeuvre, Prométhée ou le Poème du Feu, composé en grande partie à Bruxelles où il séjourna en 1909 et terminé à son retour à Moscou l'année suivante. Conçu en un mouvement, la palette orchestrale s'est élargie à un choeur sans parole et à un piano auxquels se joint une partie "Luce" exécutée avec deux rais de lumière colorée. Comme dans le Poème de l'Extase qui précédait de deux courtes années celui du Feu, les labyrinthes d'harmonies chromatiques hyper-développées se concluent sur un accord de tonique dans la plus pure tradition. Dès la Première Symphonie de 1899 en six courts mouvements, on sent l'aspiration de Scriabine à une grandeur inaccessible avec le choeur final chantant l'éloge de l'art. La Deuxième Symphonie, en cinq mouvements et animée de chants d'oiseaux révèle une structure cyclique. Et c'est avec la Troisième Symphonie de 1904, "Le Divin Poème" que le compositeur va résolument de l'avant avec son orchestre de huits cors et cinq trompettes, trois mouvements continus rejoignant un réseau complexe de références thématiques. Tandis que voyaient le jour les cinq "Symphonies" -qui, comme les Préludes, s'intituleront "Poèmes" dès la Troisième- sourdait dans l'imaginaire du compositeur le développement de l'idée du "Mysterium" qui, débuté en 1903 restera en grande partie inachevé. Dans un de ses écrits, on peut lire : "Il n'y aura pas le moindre spectateur. Tout le monde sera participant. La performance exige des gens spéciaux, des artistes spéciaux et une culture complètement nouvelle. Le personnel inclut un orchestre, un grand chœur mixte, un instrument avec des effets visuels, des danseurs, un cortège, de l'encens et l'articulation du rythme et des autres sens. La cathédrale dans laquelle il aura lieu ne sera pas un bâtiment de pierres homogènes mais changera continuellement avec l'atmosphère et le mouvement du Mysterium. Cela sera fait à l'aide des brumes et des lumières, qui modifieront les contours architecturaux". La pièce devait durer sept jours et son exécution se dérouler dans un temple sphérique installé sur un terrain situé dans les contreforts de l'Himalaya qu'il avait prévu d'acheter, ou dans le parc de la Société théosophique à Adyar, en Inde. Complétée et achevée par Alexander Nemtin, l'exécution de la "Préparation pour le Mystère final" plus simplement nommée "Acte Préalable" ne prendra pas ici sept jours mais l'espace d'un disque et demi (2h 35' 45'') sous la baguette de Vladimir Ashkenazy pour Decca en 1996 : un orchestre gigantesque de plusieurs centaines de musiciens mélangeant pianos, orgues à lumière, cuivres, harpes, instruments orientaux, choristes masculins, féminins et enfantins,etc...
Un petit bémol : certains pianistes tranchent par rapport à d'autres, mais l'idée est belle de vouloir présenter la réception de Scriabine à travers trois générations. Et un deuxième petit bémol : il n'est pas simple, dans le livret, de voir qui joue quoi.
On ne sort pas indemne de ces heures d'écoute qui non seulement ébranlent le langage musical mais, et peut-être surtout, ébranlent des pseudo-certitudes.
Bernadette Beyne

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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