Le centenaire des Ballets Suédois 

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« Ils sont intelligence et peinture plus que danse… » Par cette formule lapidaire, Fernand Divoire, chroniqueur de la revue ‘Montjoie ! » caractérisait l’esthétique des Ballets Suédois établis à Paris entre 1920 et 1925.

Leur fondateur, Rolf de Maré, né à Stockholm le 9 mai 1888, émanait d’un milieu fortuné ; car il était le fils du diplomate Henrik de Maré et de la sculptrice Ellen Roosval von Hallwyl, propriétaires d’une importante collection d’art primitif. En 1912, Rolf se lie d’amitié avec Nils von Dardel, peintre post-impressionniste, peu communicatif mais imaginatif et talentueux, alors qu’il est un enthousiaste disposant d’une fortune. En 1918, par l’entremise de l’artiste, il rencontre Jean Börlin, danseur en rupture avec l’Opéra Royal de Suède et en devient aussitôt le protecteur et l’amant. En 1920, tous deux se rendent à Paris ; et au Théâtre des Champs-Elysées, ils fondent une compagnie, les Ballets Suédois, dont Jean devient le chorégraphe et le premier danseur. Plus tard, Mikhail Fokin, l’ex-étoile des Ballets Russes, dira qu’il était celui qui lui ressemblait le plus. Comme Serge de Diaghilev, Rolf de Maré veut collaborer avec quelques-uns des artistes les plus intéressants de l’avant-garde afin de constituer une vitrine de la création contemporaine. Ainsi, en l’espace de quatre ans, seront produits vingt-quatre ouvrages chorégraphiés par Jean Börlin avec une fraîcheur et une spontanéité qui pallient le manque d’invention. 

L’aventure commence le 25 mars 1920 avec Sculpture nègre comportant une musique de Francis Poulenc et des costumes de Paul Colin. Sept mois plus tard, l’affiche du 25 octobre est impressionnante : Jeux de Claude Debussy, scénographie de Pierre Bonnard / Iberia d’Isaac Albeniz orchestré par Désiré-Emile Inghelbrecht, décors et costumes de Théophile Alexandre Steinlen et Nuit de Saint-Jean de Hugo Alfven, décors et costumes de Nils von Dardel. Puis entre novembre 1920 et février 1921, se succèdent Maison de fous, Le Tombeau de Couperin, Derviches, El Greco, Les Vierges folles et La Boîte à joujoux.

Mais le mois de juin 1921 va produite deux créations capitales. Le 6, L’Homme et son désir bénéficie d’une partition de Darius Milhaud sur un livret de Paul Claudel qui en dira : « C’est la danse éternelle de la Nostalgie, du Désir et de l’Exil ». Le décor d’Audrey Parr est une structure à la verticale sur quatre étages : située dans la forêt vierge brésilienne, l’action laisse entrevoir, en haut,  les Heures de la nuit, au niveau intermédiaire, la lutte de l’homme contre les forces primitives, en bas, le marécage peuplé d’animaux de la forêt. Durant la nuit, le couple des humains danse la nostalgie et le désir, jusqu’à ce que pointent les Heures blanches, le Jour. Le spectateur reste médusé, mais un critique aura cette formule cinglante: « Lamentable bouffonnerie de la plus lugubre extravagance ». Le 18 juin,  apparaît une production toute aussi importante avec Les Mariés de la Tour Eiffel ; l’argument de Jean Cocteau narre une suite d’aventures burlesques, pleines d’idées extravagantes caricaturant l’esprit de la Belle Epoque. A l’élaboration de la partition prennent part Darius Milhaud et quatre des membres du Groupe des Six, Georges Auric, Arthur Honegger, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre ; les décors d’Irène Lagut, les costumes de Jean Hugo accentuent le caractère iconoclaste de l’œuvre qui provoque un scandale le soir de la première. Mais Rolf de Maré écrira plus tard : « Il en fut de ce ballet comme de toutes les œuvres neuves ; décrié puis admiré, il obtint par la suite un succès éclatant ». Et jusqu’à 1925, le spectacle sera représenté plus de cinquante fois.

Après l’échec de Dansgille sur une musique du chef d’orchestre Eugène Bigot le 20 novembre 1921, sera proposé, deux mois plus tard en date du 20 janvier 1922, Skating Rink, dont Arthur Honegger a élaboré la composition ; dans des décors et costumes de Fernand Léger, ce poème dansé évoque le patinage à roulettes d’intérieur, très prisé à l’époque ; en est la preuve le film Charlot patine. Mais en l’occurrence, André Levinson y verra « la danse macabre de la cité moderne ».

Le 25 mai 1923, à côté d’Offerlunden qui ne suscite que peu d’intérêt, Le Marchand d’oiseaux de Germaine Tailleferre, livret, décors et costumes d’Hélène Perdriat, constitue le plus grand succès des Ballets Suédois ;  et il sera programmé plus de trois cents fois durant trois saisons. Et son Ouverture sera reprise par Diaghilev comme entracte pour les spectacles des Ballets Russes.

Même scénario le 25 octobre 1923 : Within the Quota commandé à Cole Porter est passé sous silence face à La Création du Monde, musique de Darius Milhaud, décors et costumes de Fernand Léger ; sous-titré Ballet nègre, le livret dû à la plume de Blaise Cendrars se base sur les mythes africains. Du chaos originel, trois divinités, Ngama, Medere et Nkva, font naître la vie par le moyen de la magie : de la végétation surgissent de gigantesques totems animaliers, de la forêt vierge, les bêtes de la jungle et finalement le premier couple humain qui s’enlace à la suite d’une danse primitive du désir. Ebon Strandin incarne la femme, Jean Börlin, l’homme, ce qui fera à Cendrars lui-même : « Il est au niveau des matelots, des mulâtres, des nègres… aux antipodes des Russes de la tradition française émigrée à Saint-Pétersbourg ».

Le 19 novembre 1924, le Théâtre des Champs-Elysées  propose quatre nouveautés : Le Roseau de Daniel Lazarus et Le Porcher de Pierre-Octave Ferroud jouxtent Le Tournoi singulier, musique de Roland-Manuel  avec décors et costumes de Foujita ; mais l’intérêt du spectateur se porte sur La Giara (La Jarre), argument de Luigi Pirandello, partition d’Alfredo Casella, décors et costumes de Gioirgio De Chirico. Le succès sera considérable et permettra le maintien de l’ouvrage jusqu’à nos jours, ce qui fera dire au musicologue Massimo Mila : « La beauté, le succès de ce ballet résident dans l’expression irrésistible d’une ivresse dionysiaque, d’une humeur rabelaisienne et d’une santé physique indomptable et exubérante ».

Et la parabole s’achèvera le 4 décembre 1924 avec Relâche dont Erik Satie a composé la musique sur un texte de Francis Picabia qui a conçu aussi la scénographie. Œuvre incompréhensible, indescriptible, manifeste dadaïste avec phares d’automobiles braqués sur le public, ce ballet instantanéiste en deux actes inclut un entracte cinématographique de René Clair intitulé ‘La Queue du Chien’.  Les limites iconoclastes sont dépassées, l’incompréhension du spectateur est totale. Rolf de Maré sait que la voie est sans issue ; et il dissout la compagnie en mars 1925. Jean Börlin ne lui survivra pas longtemps, car la maladie l’emportera cinq ans plus tard à New York le 6 décembre 1930 alors qu’il n’a que trente-sept ans. A la suite de son décès, Rolf de Maré fondera en sa mémoire, à Paris, les ‘Archives Internationales de la Danse’, premier musée et institut de recherche mondial consacré à l’art chorégraphique ; après la guerre, ses archives seront données à l’Opéra de Paris, tandis que ses collections personnelles seront transférées à Stockholm au Dance Museum ouvert en 1953 dans le soubassement de l’Opéra Royal Suédois. Et il succombera à un infarctus à Barcelone le 28 avril 1964, à l’âge de septante-cinq ans.

Aujourd’hui, que reste-t-il de cette épopée des Ballets Suédois ? Quelques partitions, telles que Jeux, Le Tombeau de Couperin ou La Création du Monde qui figurent parfois dans les programmes, alors que la scène ignore ce répertoire.  Mais à l’Opéra de Rome, Carla Fracci, directrice du Ballet du Teatro dell’Opera, avait eu la judicieuse idée de nous proposer, en janvier 2008, La Giara d’Alfredo Casella dans la scénographie de Giorgio De Chirico. Pourquoi ne pas suivre son exemple ?          

 Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Fernand Léger / DR

                 

 

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