Bernd Alois Zimmermann (1918-1970)

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Bernd Alois Zimmermann est un météore musical du XXe siècle. Figure singulière, au destin tragique à l’instar de celui de Marie, l’héroïne de son opéra Die Soldaten, épris d’absolu et de perfection, tourmenté par une jeunesse hitlérienne vécue malgré lui, il se suicide à l’âge de 52 ans.

 Le destin semble vouloir effacer les traces de BA Zimmermann, les lieux symboliques de son état civil n’ont plus d’existence administrative officielle. Sa ville de naissance, Bliesheim, située dans la banlieue ouvrière de Cologne, change de nom suite à une fusion urbaine en 1969, devenant la nouvelle ville de Erfstadt. Son lieu de décès, Königsdorf, fusionne avec la ville de Freschel en 1975.

BA Zimmermann est né le 20 mars 1918 dans l’Eifel, massif semi-montagneux de la rive droite du Rhin en Rhénanie (qui fait partie des Montagnes d’ardoises, série de massifs de basse altitude qui part de la rive gauche du Rhin et se prolongent jusqu’aux Ardennes), région longtemps pauvre qui subit de multiples famines au XIXe siècle. Proche du Luxembourg, de la Belgique et de la France, l’Eifel connait un développement soudain sous le IIe Reich avec une industrialisation massive et la création de multiples lignes de chemin de fer. Cette proximité frontalière fait que cette zone a particulièrement souffert lors des deux conflits mondiaux. 

Fils d’un fonctionnaire de la Reichsbahn (société impériale des chemins de fer), le jeune Zimmermann subit comme tous ses compatriotes l’occupation française de la Rhénanie de 1918 à 1923. Elevé dans une famille catholique fervente, il suit une éducation stricte en pensionnat au Monastère de Steinfeld, tenu par les Salvatoriens, ordre monastique de création récente (1881 par le père Franziskus Maria von Kreuz Jordan et la Baronne, devenue Abbesse Theresa von Wüllenweber, béatifiée par Paul VI en 1968). Il y reçoit un enseignement académique particulièrement axé sur la littérature et la musique. Isolé du monde dans ce monastère, il n’est pas témoin des divers soubresauts et manifestations de la République de Weimar, ni des tentatives de coup d’état des Spartakistes comme des Nationaux-Socialistes ou de l’accession au pouvoir d’Hitler. 

En 1936 le pouvoir nazi ordonne la fermeture de toutes les écoles privées. Bern Alois Zimmermann termine ses études secondaires au lycée d’état de Cologne puis s’inscrit à l’Université de Bonn dans l’espoir de devenir instituteur, études qu’il abandonne rapidement pour se tourner vers la théologie, la littérature et finalement la musique. En 1938, il est à la Hochschule für Musik und Tanz de Cologne, une des plus importantes d’Allemagne, où il étudie entre autre avec le compositeur autrichien Otto Siegl. Etudes de courte durée car la Wermacht l’appelle en 1940. Après deux années au combat, qui laissèrent des traces psychologiques indélébiles, il est réformé en 1942 et reprend tant bien que mal ses études musicales qu’il termine en 1947. 

Lors de la réorganisation de la vie en Allemagne, Zimmermann se trouve dans la zone d’occupation française. Il travaille pour la NWDR (future WDR) en tant que compositeur radiophonique, écrivant diverses musiques d’accompagnement. Ses premières oeuvres, Fünf Lieder pour voix et piano (1942-1946), Extemporale pour piano (1943-1946) et Capriccio pour piano (1946) surprennent : on hésite en l’écoutant à l’aveugle entre Hugo Wolf, Ferruccio Busoni, Max Reger ou Richard Strauss jeune. Venu d’un milieu rural riche en fêtes populaires, coupé du monde dans un monastère où il apprit la musique quasi exclusivement sous son usage liturgique, puis élève d’un conservatoire supérieur de l’Allemagne nazie, avec tous les interdits que cela comporte, Bernd Alois Zimmermann a vécu dans une sorte de « bulle » musicale hors du temps. Lob der Torheit (Eloge de la Folie) d’après Erasme, pour solistes, choeur et orchestre (1947), laisse entendre une écriture vocale qui se libère, les vocalises de la soprano annonçant le rôle de Marie de son unique opéra, Die Soldaten, écrit 20 ans plus tard. Enchiridion I (1949) pour piano et la Sonate pour violon et piano (1950) sont un tournant : Bernd Alois Zimmermann a découvert le foisonnement musical de l’entre-deux-guerres. Dans ces œuvres, les influences de Stravinsky, Hindemith, Weill, Prokofiev et Bartók s’entrechoquent joyeusement. La rencontre avec Wolfgang Fortner et René Leibowitz à Darmstadt entre 1948 et 1950 est déterminante. Zimmermann est alors en contact avec un monde musical qui lui est totalement étranger. Né en 1918, il est l’aîné du groupe de jeunes compositeurs européens qui allaient dominer le reste du XXe siècle. Schoenberg, Berg et Webern, qui lui étaient totalement inconnus, lui deviennent familiers, comme en témoigne Enchiridion II pour piano (1951). Le néoclassicisme est abandonné jusque dans les titres des sections, préférant le terme « exercices » à celui des danses utilisées depuis Johann Sebastian Bach et employées dans Enchiridion I. La Sonate pour violon solo (1951) est clairement sérielle. Ce foisonnement créatif s’étend de 1948 à 1954, avec le Concerto pour violon, les Rheinische Kimerstänze (danses de foire rhénane), la Symphonie en un mouvement, le Concerto pour hautbois et diverses musiques d’accompagnement pour le théâtre et le cinéma. Zimmermann y explore tous les possibles du demi-siècle écoulé, ajoutant la découverte du jazz et de l’électroacoustique aux compositeurs déjà cités. 

Le concerto pour trompette Nobody knows the trouble I see (1955) inaugure l’esthétique de la maturité, faite de collage et de mélanges. Une quête de toute une vie créatrice, quasi wagnérienne dans son intention de fusion et d’art total. Commande de la NDR, ce devait être à l’origine un concerto pour piano. Zimmemann réussit à convaincre le commanditaire d’une oeuvre concertante pour un autre instrument, de façon à assurer sa pérennité. Le choix de la trompette est dû à une première esquisse d’une pièce pour cet instrument faite l’année précédente. En une œuvre, Zimmermann réunit toutes les musiques qu’il a découvertes depuis la fin de la guerre. Tout y passe dont le jazz, en un joyeux mélange qui n’est pas sans rappeler les collages radiophoniques et le début de l’électroacoustique -auquel participait Zimmermann. On retrouve dans ce concerto tout l’esprit du compositeur : fervent chrétien, l’inspiration d’après un spiritual ; musicien d’église, l’emploi du thème en cantus firmus qui ainsi unifie l’oeuvre ; humaniste, la référence au jazz et très certainement à Louis Armstrong qui prouvent son intérêt pour les gens et sociétés opprimés. 

En 1957, il devient pensionnaire à la Villa Massimo à Rome (une sorte d’équivalent allemand de la Villa Medicis pour les français) où il compose entre autres le Canto di speranza, concerto pour violoncelle et orchestre de chambre créé par Siegfried Palm l’année suivante. L’oeuvre, résolument sérielle (langage auquel le compositeur reste fidèle tout au long de sa vie créatrice), n’en est pas moins intensément lyrique. En 1958, de retour à Cologne il est nommé professeur de composition, en succession de Frank Martin, et ouvre des cours destinés aux spécificités des musiques de scène, de film et de radio. A l’instar de ses contemporains italiens Bruno Maderna (1920-1973) et Luciano Berio (1925-2003), il se préoccupe de musique ancienne qu’il orchestre soit avec un respect total du texte d’origine (Cinque Capricci di Girolamo Frescobaldi « La Frescobalda ») soit en les revêtant de sonorités plus actuelles (Giostra Genovese, Alte Tänze verschiedener Meister für kleines Orchester). Alors que les honneurs s’accumulent, il est admis une seconde fois à la Villa Massimo, terminant l’oeuvre de sa vie : Die Soldaten.

Le 15 février 1965, l’Opéra de Cologne résonne d’une oeuvre nouvelle, révolutionnaire et devenue depuis un des plus importants opéras de la seconde moitié du XXe siècle. Die Soldaten, monstre lyrique pour grand orchestre symphonique augmenté d’un combo jazz, grand choeur devant jouer des percussions sur scène avec les accessoires de la mise en scène, 16 rôles chantés (dont un rôle principal écrasant), 10 rôles joués, une troupe de ballet et une bande magnétique, est enfin créé. Bernd Alois Zimmermann y travaillait depuis 1958. La partition est en un premier temps refusée par Wolfgang Sawallisch, alors Generalmusikdirektor à Cologne. Outre l’effectif pléthorique, Zimmermann superpose les scènes -et donc les groupes de musiciens- en des effets cinématographiques allant jusqu’à juxtaposer sept discours musicaux différents ! Une partition simplifiée (ce qui reste relatif) est proposée et acceptée. Le chef d’orchestre prévu, Hans Rosbaud, décède en 1962. Zimmermann choisit Winfried Zillig, qui à son tour décède en 1963. La partition est alors confiée au jeune Michael Gielen (37 ans) qui déclara, après avoir reçu la partition, être face à un opéra aussi important que Wozzeck ou Moses und Aron. Le montage de la production ne fut pas simple, Zimmermann ayant eu droit à l’opposition ferme du chef d’orchestre Günter Wand, alors directeur musical du Gürzenich-Orchester.  

Opéra au propos apocalyptique, Die Soldaten reprend mot pour mot la pièce originale de Jakob Lenz, auteur du Sturm und Drang atteint de schizophrénie. Marie, fille de Wesener, un bourgeois de Lille, est promise à Stolzius, jeune homme de bonne famille. Mais le Baron Desportes, officier de l’armée, la trouve bien à son goût. Le père est réticent, puis incite sa fille à se lier avec ce militaire issu de l’aristocratie. Stolzius, raillé et déshonoré, cherche à se venger de Desportes et se fait engager, incognito, comme son enseigne. Mais Desportes à quitté Marie, qu’il a « confiée » à un ami officier, faisant de la jeune fille peu à peu une « pute à soldats ». Marie tente de se sortir de sa condition, mais le jeune Comte qui l’a courtisée doit se marier à une autre fille, de meilleure réputation, et les officiers qui l’avaient comme maitresse se marient les uns après les autres. Marie, abandonnée, est prise dans un guet-apens et violée. Stolzius empoisonne Desportes et se suicide. Wesener part à la recherche de Marie. Dans la rue, il donne une pièce de monnaie à une mendiante. Il n’a pas reconnu Marie. L’opéra se termine sur les bruits amplifiés de soldats marchant au pas et un tutti général tutta forza de l’ensemble des musiciens, tel un cri d’effroi final.

Zimmermann, dans son oeuvre-phare, dénonce la guerre et l’abus du pouvoir militaire dont il a été lui-même victime quelques années plus tôt. La violence des moyens employés (collages, haut-parleurs, sons enregistrés, scènes superposées) est à la hauteur de la violence du propos et de l’époque : plusieurs conflits opposent les deux blocs du moment (dont la guerre du Vietnam), la peur d’une 3e guerre mondiale est réelle, augmentée par le risque atomique et la course à l’espace. Le fervent chrétien qu’est le compositeur se montre assez critique, le seul rôle ecclésiastique (Eisenhardt, l’aumônier des armées) étant totalement impuissant face aux officiers manipulateurs.

Après ce début difficile, Die Soldaten -dont tout le monde reconnait la puissance exceptionnelle- est peu repris outre quelques dates dans l’ex-RFA dans les années 60 et 70. L’oeuvre met du temps à sortir de son pays d’origine. La première américaine se fait à Boston (1982) dans une production que beaucoup ont considéré comme bâclée, la première française à Radio France en version de concert (1979) puis à Lyon en version scénique (1983) mais la première scénique parisienne n’eut lieu qu’en 1994 à Bastille, pourtant la scène idéale pour cet opéra. Londres attend 1996 pour enfin entendre et voir l’oeuvre, et la première asiatique se fit en 2008 à Tokyo. 

Après Die Soldaten, Bernd Alois Zimmermann entre dans une profonde dépression augmentée par des problèmes oculaires importants. Ne renonçant pas à sa volonté d’art total déjà esquissée avec Die Soldaten, les recherches en électroacoustique influencent de plus en plus son esthétique, Photoptosis (1968) étant à ce titre son chef d’oeuvre orchestral. Clusters, polyrythmie, micro-intervalles et bien sûr collages divers superposant chant grégorien, Bach, Scriabine, Wagner et Tchaikovsky forment cette courte pièce contemporaine de la Sinfonia de Luciano Berio et Lontano de György Ligeti. 

Hanté par son embrigadement malgré lui dans la Wehrmacht, fortement influencé par les recherches et les procès des grands criminels nazis des années 60, Bernd Alois Zimmermann se lance alors dans son Requiem fur eine junge dichter, composé telle une catharsis. Récitants, solistes, bande magnétique, triple choeur, orchestre et collages musicaux allant de Beethoven aux Beatles en passant par Messiaen, Milhaud et Wagner. Le texte de la messe des morts est juxtaposé à divers extraits littéraires dont trois de poètes s’étant suicidés (Bayer, Maïakovski, Essenine) comme une prémonition de son propre acte final. Aux poètes s’ajoutent des discours politiques de contemporains (Dubček, Papandreou), de nazis (Ribbentrop, Goebbels, Hitler) ou des opposants alliés (Staline, Churchill). Oeuvre démentielle, apocalyptique, porteuse d’un pessimisme permanent, ce Requiem n’en est pas moins annonciateur de la propre mort du compositeur. Une sorte de Requiem pour lui-même, à l’instar de Stravinsky (Requiem Canticles) ou Ohana (Epitaphe).

Comme un acte désespéré, alors qu’il perdait de plus en plus la vue, Bernd Aloiz Zimmermann termine sa dernière oeuvre achevée, Ich wandte mich und sah an alles Unrecht, das geschah unter der Sonne – Ekklesiastische Aktion (M’étant tourné, j’observais toute l’injustice qui se commet sous le soleil - action ecclésiastique) le 5 aout 1970, commande pour les Jeux Olympiques de 1972. Le compositeur y exprime toute la souffrance humaine d’un monde auquel il ne croit plus face à une église catholique qu’à présent il rejette. Il met fin à ses jours le 10 août 1970.

Maxime Kaprielian

Créditsphotographiques : DR

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