Anton Bruckner, les symphonies (n°3 à n°6) : analyse et orientations discographiques 

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Nous poursuivons la mise en ligne de l’article rédigé en 1996 par Harry Halbreich et consacré aux symphonies de Bruckner. Cette seconde étape est consacrée aux symphonies n°3 à n°6 et au quintette à cordes. Si le texte d’analyse est publié tel quel, la discographie des symphonies de Bruckner, qui s’est particulièrement développée au cours des 30 dernières années, a été actualisée par Bertrand Balmitgere et Christophe Steyne sous la coordination de Pierre-Jean Tribot.

Symphonie n°3 en ré mineur (« Wagner-Symphonie »)

Cette oeuvre célèbre doit son surnom à sa dédicace accompagnée, dans sa version primitive, d'un certain nombre de citations wagnériennes. Cette Symphonie puissamment cuivrée (presque à l'excès), héroïque voire guerrière, est la plus problématique des neuf. Immensément ambitieuse pour l'époque où elle fut conçue, elle n'a jamais totalement réalisé ces ambitions, bien qu'il en existe trois versions complètes, et même une de plus pour l'Adagio. La toute première version (1873) est la plus vaste de proportions (c'est même la plus longue des neuf Symphonies sur le papier), la plus audacieuse de langage, très dissonante par endroits, toute caparaçonnée de cuivres. L'Adagio y présente la forme lied en cinq sections, prototype de celui de la Septième (avec ici aussi les volets pairs en mesure à 3/4), et cette forme semble la plus naturelle pour ce morceau. Par maints détails, le remaniement de 1877 représente un net progrès, et pourtant cette première version est si grandiose, elle possède un tel souffle épique, qu'elle doit conserver droit de cité à côté de sa cadette. Il existe une version intermédiaire de l'Adagio (1876), conservant encore la forme en cinq compartiments mais fort différente, surtout dans le riche travail des figurations. La version de 1878, établie à l'issue de la catastrophique première audition du 16 décembre 1877 dirigée par le compositeur lui-même, doit être considérée comme la plus satisfaisante, bien qu'elle mutile quelque peu la forme de l'Adagio et opère quelques coupures pas indispensables dans les mouvements extrêmes, à côté d'autres qui se justifient. Cette version est la seule dont le Scherzo comporte une coda. A l'exception d'un bref vestige à la fin de l'Adagio (le Sommeil de Brünnhilde), les citations wagnériennes ont disparu. C'est cette version qui est à préférer ; elle s'impose d'ailleurs de plus en plus, au détriment, heureusement, de la calamiteuse remouture de 1889, longtemps la seule connue car la seule accessible par l'édition critique, Nowak ayant préféré commencer son travail de publication par elle, suivant son principe de favoriser le texte autographe le plus récent. Or, si les dégâts sont limités dans le premier mouvement, l'Adagio, encore abrégé par rapport à 1878, est défiguré par une mélodie de trompette vulgaire et non-thématique dont on a peine à croire qu'elle soit de Bruckner. Ce qui est certain, dans cette version imposée au compositeur par les frères Schalk, c'est que le Finale n'est pas de sa main, mais de la leur. Ses monstrueuses coupures en déséquilibrent et en dénaturent la forme (il manque pratiquement toute la réexposition, rendant le morceau impossible à "construire" pour le chef), tandis que la dynamique et l'orchestration portent de multiples traces de "wagnérisation". Comment un morceau non-autographe a pu trouver place dans une édition critique, au point d'éclipser les autres, authentiques, pendant trente ans, permettant aux chefs et aux orchestres de prendre de détestables habitudes.

Pour la version originale de 1873 (édition. Leopold Nowak-1977), nous recommandons Herbert Blomstedt avec le Gewandhausorchester Leipzig (Querstand) ou les Berliner Philharmoniker (Berlin Phil), Kent Nagano avec le Deutsches Symphony-Orchester Berlin (Harmonia Mundi) ou Simone Young au pupitre du Philharmonisches Staatsorchester de Hambourg (Oehms). 

En ce qui concerne l’édition 1876 avec la version intermédiaire de l’adagio (édition Loopold Nowak-1980), le choix se porte sur Georg Tintner et le Royal Scottish Symphony Orchestra (Naxos). 

L’édition de la version donnée lors de la création en 1877 (édition Léopold Nowak - 1981 avec la coda de Scherzo), les versions suivantes se détachent : Bernard Haitink avec les Wiener Philharmoniker (Philips) ; Michael Gielen avec le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden & Freiburg (SWR Musik) ou Christian Thielemann aux commandes de la Staatskapelle de Dresde (DVD C Major). 

La version 1878 (édition Fritz Oeser sans la coda du scherzo) a été magnifiée par Daniel Barenboïm et les Berliner Philharmoniker (Teldec) et Bernard Haitink et le Royal Concertgebouw Orchestra (Philips). 

La version 1889 que Harry Halbreich ne porte pas dans son coeur compose la majorité de la discographie. Si elle a été gravée par les grands chefs du passé -Karl Böhm à Vienne (Decca), Sergiu Celibidache à Munich (Warner), Karajan à Berlin (DGG), Eugen Jochum à Dresde (Warner), Günter Wand à Cologne (RCA) ou Hambourg (RCA)- elle est également enregistrée par des chefs de notre époque : Paavo Järvi à Francfort (RCA) ou Valery Gergiev à Munich (Munich Phil). 

Enfin, notons qu’il existe une édition de 1890 supervisée par Joseph and Franz Schalk, témoignage d’une époque qui voyait le geste compositionnel brucknérien malmené par ceux qui pensaient le servir... Il n'empêche, cette édition fut pendant plusieurs décennies le seul matériel disponible. Dès lors, on ne sera pas surpris de le voir diriger par des grands brucknériens historiques : Volkmar Andreae à Zurich (Music & Arts), Hans Knappertsbusch à Vienne (Decca), Carl Schuricht à Vienne (Warner) ou Kurt Sanderling à Leipzig (Eterna). 

 Symphonie n°4 en mi bémol majeur ("Romantique")

La plus populaire et la plus enregistrée des Symphonies de Bruckner avec la Septième, la Romantique (dont le titre est du compositeur lui-même) qui, bien que présentant bien des points communs avec la précédente (dans les mouvements extrêmes surtout), s'en différencie fortement par son expression : là, une héroïque cuirassée de cuivres, ici un vaste poème de la nature, et surtout de la forêt dont, à la suite du Freischütz de Weber, elle constitue l'une des plus belles illustrations du romantisme musical. Il existe de cette oeuvre deux versions, et même trois pour le Finale. Révélée et éditée il y a une vingtaine d'années à peine, la première version, de 1874, diffère de la rédaction définitive davantage encore que dans le cas de la Troisième. En effet, si les deux premiers mouvements se basent grosso modo sur le même matériau thématique, les Finales ne présentent que des points de rencontre assez rares. Et quant au Scherzo, il s'agit d'un morceau complètement indépendant, sans aucun rapport avec la familière scène de chasse de la version définitive, et à vrai dire beaucoup moins réussi. 

Dans l'ensemble, cette version primitive, diffuse, trop longue, présente surtout un intérêt documentaire. En 1878, Bruckner rédigea une nouvelle version de l'oeuvre, celle que nous connaissons aujourd'hui à l'exception du Finale, qui n'est qu'une variante simplifiée et abrégée de celui de 1874. En 1880 enfin naquit le Finale définitif, et l'oeuvre est donc jouée aujourd'hui avec les trois premiers mouvements de 1878 et le dernier de 1880. 

On citera pour mémoire une version Schalk-Löwe de 1889, qui reçut à l'époque l'aval résigné du compositeur qui n'est pour rien dans sa rédaction. Quant à Gustav Mahler, il réalisa également sa propre édition avec force de coupures ! 

Du côté discographie, l'Urfassung de 1874 connaît un certain revival ! Pendant longtemps, seul l’enregistrement de Eliahu Inbal à Francfort (Teldec) était disponible. Le catalogue a été complété par les gravures de Kent Nagano avec l’Orchestre d’Etat de Bavière (Sony ou Farao) ou Simone Young à Hambourg (Oehms).  

Parmi les innombrables interprétations de la version authentique de 1878-80, Karl Böhm (Decca) demeure inégalé, mais Jochum (Warner), Wand (RCA), Abbado (DGG), Barenboïm (DGG), Sinopoli (DGG), Jansons (BR Klassik) sont également très recommandables.

Les archéologues émérites qui voudront écouter l’édition Schalk-Löwe pourront trouver les antiques : Hans Knappertsbusch à Vienne, Wilhelm Furtwängler à Berlin ou Vienne, Lovro von Matacic à Londres (Warner) ou William Steinberg à Pittsburgh (Warner). Enfin, l’incroyable Gennady Rozhdestvensky est l’un des deux seuls à avoir gravé l’édition Mahler de la Symphonie n°4 (Melodiya). 

Symphonie n°5 en si bémol majeur

Cette oeuvre colossale, la plus vaste des neuf Symphonies avec la Huitième, naquit entre 1875 et 1878, et couronne ainsi une première grande vague créatrice suivie d'un palier de quelques années consacré à des remaniements et à la composition de l'unique Quintette. La Cinquième, quant à elle, ne subit plus d'autre remaniement, et il n'en existe donc qu'une seule version authentique. Bruckner ne l'entendit jamais, car lorsque son élève Franz Schalk la présenta à Graz deux ans avant la mort du compositeur, celui-ci était déjà trop malade pour assister à cette création. Schalk, comme toujours, avait apporté à la partition des coupures et des changements considérables, et seul Knappertsbusch, à son habitude malencontreuse, a retenu cette rédaction apocryphe (Decca). La Cinquième est l'une des plus difficiles et intimidantes de la série. A l'opposé de la précédente, c'est une Sinfonia sacra, austère, mystique, abstraite, l'hymne d'un homme malheureux et solitaire qui traversait alors les pires moments de sa vie, à la gloire de l'Ecclesia militans, un grandiose monument de polyphonie couronné par son impressionnant Finale fugué. Nulle part Bruckner n'est plus totalement lui-même, avec cette orchestration par blocs tout droit issue des cori spezzati vénitiens : c'est vraiment le "mystique gothique égaré au dix-neuvième siècle" qui s'exprime ici, et la Cinquième demeurera toujours l'oeuvre de prédilection des "vrais" Brucknériens, que le profane abordera plutôt après s'être familiarisé avec ses soeurs plus amènes, la Quatrième ou la Septième. Au sein d'une discographie abondante et prestigieuse, on relèvera l'incomparable version Jochum de 1964 avec le Concertgebouw (Philips). Haitink (Philips), Wand (RCA), Barenboim (DGG), Chailly (Decca), Maazel (Decca) sont également à thésauriser ! 

Quintette à cordes en fa majeur

Nous avons intercalé ici, à sa place chronologique correcte (entre les Cinquième et Sixième Symphonies, en 1879), la seule oeuvre de musique de chambre de quelque importance du catalogue brucknérien, ce Quintette à deux altos dont la place naturelle est aux côtés des plus hauts chefs-d'oeuvre de Beethoven et de Schubert dans ce domaine. Sensiblement plus court que les Symphonies, il en adapte avec un parfait naturel l'inspiration élevée au cadre plus intime de la musique de chambre. C'est le sublime Adagio (placé après le Scherzo) qui en constitue le sommet. A la demande des commanditaires et interprètes, le Quatuor Hellmesberger, Bruckner remplaça le Scherzo jugé trop difficile, par un Intermezzo, plus aisé mais de moindre intérêt, conservant d'ailleurs le même Trio. Ce morceau est presque toujours présenté avec le Quintette dans la discographie. Pas de rédactions différentes, à part cela, si ce n'est deux versions de la Coda du Finale, toutes deux authentiques, celle du manuscrit original et celle de la première édition imprimée. Les interprétations au disque choisissent à peu près à égalité l'une et l'autre, et il ne s'agit d'ailleurs que d'une trentaine de mesures. Versions les plus recommandables : le Quatuor Sonare (Claves), le Raphaël Ensemble (Hyperion), le Vienna Philharmonia Quintet (Decca), et tout particulièrement l'Archibudelli. 

Il existe différentes orchestrations, nous retenons ici celle de Thomas Zehetmair avec l’Orchestreational d’Auvergne pour ONA Live.  

Symphonie n°6 en la majeur

Un peu écrasée par ses monumentales voisines, la Sixième Symphonie est longtemps demeurée la plus méconnue, avec les deux premières. C'est pourtant une oeuvre admirable, et l'une des plus profondément originales de la série. Entièrement construite sur les proportions du nombre d'or et sur les conséquences tonales et structurelles du mode phrygien de son thème initial (mais dans le clair contexte du mode majeur, ce qui est paradoxal !), elle cimente son unité à l'aide de quelques cellules motiviques en constant processus de mutation biologique. Son premier mouvement pose de très difficiles problèmes d'interprétation quant au choix et à l'équilibre des tempi (il faut, dès le début, un tempo enlevé et "actif", ce que beaucoup de chefs méconnaissent, et dans le deuxième tempo la noire de triolet doit égaler la noire précédente), et ceci s'applique tout autant au Finale, souvent considéré comme inférieur aux autres mouvements, alors qu'une bonne interprétation prouve qu'il n'en est rien. Du vivant de Bruckner, seuls les deux mouvements médians furent joués, l'Adagio d'une expression plus intime que ceux des autres Symphonies, mais s'épanouissant en une rayonnante conclusion lyrique, et le Scherzo d'une ambiance féérique et fantastique à nulle autre pareille. Bruckner composa la Sixième de 1879 à 1881 et n'y toucha plus, de sorte qu'il n'en existe qu'une seule rédaction authentique ! 

Meilleures interprétations : Sawallisch (Orfeo), Wand (RCA), Blomstedt (Querstand), Chailly (Decca), Jochum (Warner), Karajan (DGG), Haitink (BR). 

Harry Halbreich, Bertrand Balmitgere, Christophe Steyne et Pierre-Jean Tribot.

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