Le goût du quatuor

par
Quatuor Emerson

Le Quatuor Emerson © Lisa-Marie Mazzucco

Si beaucoup de musiciens voient dans le quatuor à cordes la forme la plus parfaite de la musique de chambre, le genre intimide encore beaucoup de mélomanes moins avertis qui le trouvent austère, voire intimidant. C’est donc peu dire que l’originale initiative de Flagey -qui présente cette saison un cycle de quatre soirées de quatuors précédées chaque fois d’une introduction originale- vient à son heure. Pour ouvrir le feu, le duo Julien Libeer et Elsa de Lacerda -fins musiciens et intelligents pédagogues- avaient convié Pierre Marcolini à évoquer la saveur du quatuor à cordes. S’avouant profane en la matière, le chocolatier bruxellois avait joué l’analogie de la combinaison de types de fèves de cacao, du sucré, du salé, des noisettes grillées pour en arriver à cet équilibre qui est l’essence de la gastronomie comme celle du quatuor. Relancé intelligemment par Libeer et de Lacerda, Marcolini parla avec passion de son goût pour le mélange parfois audacieux de saveurs, démonstration couronnée par une dégustation de chocolats vraiment exquis, dont un créé spécialement pour l’occasion. Firent également un saut au Studio 1 de Flagey, le maître des lieux Gilles Ledure et les deux violonistes du Quatuor Emerson, Eugene Drucker et Philip Setzer, finalistes l’un et l’autre du Concours Reine Elisabeth de 1976.
Et l’on passa ensuite au Studio 4 et à la partie purement musicale où le Quatuor Emerson offrait un programme très intelligemment construit, débutant par le Quatuor op. 20/2 de Haydn, joué très proprement certes, mais où cet air de liberté et de découverte gourmande et émerveillée si propre à Haydn était totalement absent. Dans les brèves Six Bagatelles op. 9 de Webern, les Emerson impressionnèrent bien davantage par leur aisance, leur homogénéité, leur sens du mystère (quatrième et cinquième Bagatelles), abordant avec beaucoup de naturel ces pièces qui sont autant de fulgurants aphorismes. De tous les quatuors de Bartók, le Troisième est certainement le plus concentré et le plus minéral, et l’ensemble américain se montra ici très à son aise, tant dans les mystérieuses musiques nocturnes et grouillements d’insectes qu’on entend dans les première et troisième parties que dans sa compréhension des rythmes de danse des deuxième et quatrième parties. Même si le côté violent et brut de la musique se retrouvait par moments un peu aseptisé, le mouvement perpétuel final fut rendu en respectant pleinement l’esprit de cette danse débridée. Le Quatuor op. 127 de Beethoven vit les Emerson passer à un niveau nettement supérieur. L’Adagio fut rendu avec une profondeur sans pédanterie ni lourdeur par des musiciens qui montraient avoir la pleine mesure de cette extraordinaire musique, tout comme ils mirent intelligemment en évidence l’originalité et le côté imprévisible du Scherzo. Le Finale fut un nouvel exemple de leur réelle maîtrise et compréhension de l’oeuvre, interprétée par ailleurs avec un fini technique exemplaire.
Chaleureusement acclamé, le Quatuor Emerson offrit en bis une transcription du choral pour orgue Vor deinen Thron tret ich hiermit de Jean-Sébastien Bach. Ce chant du cygne du compositeur fut rendu avec beaucoup de pudeur et un minimum de vibrato, comme si le quatuor s’était transformé en consort de violes.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Flagey le 7 novembre 2017

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