La musique n’adoucit pas toujours les moeurs !

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Le plus grand orchestre du monde : Ormandy et le Philadelphie

C’est Bruxelles qu’avait choisi l’illustre Orchestre de Philadelphie pour entamer, sous la direction de son directeur musical Yannick Nézet-Seguin, une tournée qui le mènera dans plusieurs capitales européennes puis en Israël (ce détail, nous le verrons, n’est pas sans importance).

C’est par le monumental Premier concerto pour piano de Brahms que débutait le programme. Après une tempêtueuse introduction orchestrale qui permit d’admirer les belles cordes (superbes violoncelles et contrebasses, mais violons plus brillants que chaleureux), les cuivres solides et l’exquis hautbois solo de l’ensemble, Hélène Grimaud se montra une soliste à la sonorité franche, dialoguant finement avec l’orchestre, et osant même quelques subtils décalages main gauche-main droite. L’interprétation de ce chef-d’œuvre était en tout cas vraiment prenante, jusqu’au moment où -à 20h24 précisément- deux jeunes femmes assises tout près de la scène (au deuxième rang, me semble-t-il) se mirent à brandir un calicot et à hurler des slogans anti-israéliens. L’effet de sidération fut total, les musiciens continuant dans un premier temps de jouer alors que les manifestantes glapissaient de plus belle, jusqu’au moment où Nézet-Seguin, excédé, arrêta l’orchestre qui alla se replacer en coulisses alors que la sécurité évacuait ces courageuses militantes dont l’action aurait certainement eu un impact bien plus fort si elle eût été menée sur le sol israélien. Mais soyons sérieux, puisque c’est un vrai problème qui était ici évoqué, fût-ce de façon maladroite et potache: quelle que soit la justesse de la cause qu’on défend, il y a quelque chose de profondément malsain à taxer d’odieux complice de l’oppression du peuple palestinien quiconque se rend en Israël, fût-ce pour y porter un message de paix, comme allait s’exprimer en ce sens à la fin de la soirée Yannick Nézet-Seguin qui déclara, avec beaucoup de justesse et de hauteur de vue, que « les gens qui ont fait savoir leur opinion ont le droit de l’exprimer, mais il y a des endroits pour le faire et ce n’est pas ici ».
Bref, alors que les spectateurs médusés se demandaient ce qui allait arriver de la suite du concert, Ulrich Hauschild -le responsable de la musique à Bozar- arriva sur le devant de la scène pour annoncer qu’après concertation avec le chef et la soliste, le concert reprendrait à peu près là où il s’était interrompu. On ne peut qu’admirer les musiciens pour leur professionnalisme et leur sang-froid, même si on sentait le ressort un peu cassé lorsque la musique reprit ses droits après un quart d’heure d’interruption. Hélène Grimaud réussit cependant à offrir une belle interprétation, patiente et construite, de l’Adagio. Dans le fougueux Rondo final, la pianiste opta pour un tempo plutôt rapide, mais elle aborda ce mouvement en pleine possession de ses moyens, avec une belle combinaison de maîtrise et d’élégance, alors que les cordes de l’orchestre faisaient preuve de beaucoup de subtilité dans l’épisode fugué.
Après un entracte qui arriva comme un véritable soulagement, c’est à une première belge (et sans doute européenne) qu’on eut droit avec Resilience (2015) pour orgue et orchestre du compositeur américain Wayne Oquin (né en 1977). Brillamment défendue par l’organiste Paul Jacobs, il s’agit d’une partition colorée et dynamique où Oquin démontre une remarquable maîtrise du roi des instruments -belle cadence au pédalier seul- comme de l’orchestration, joyeuse et rutilante.
Le concert se termina sur la Quatrième symphonie de Schumann, rendue avec beaucoup de fraîcheur et de dynamisme par Nézet-Seguin qui obtint de très belles choses des Philadelphiens : on pense à la tendresse du deuxième thème du premier mouvement. Dans l’exquise Romanze, on eut droit à de très beaux solos de hautbois et violoncelle, celui du violon ne présentant pas de charme particulier. La belle carrure rythmique et la souplesse bondissante de l’interprétation firent du Scherzo un moment de choix, alors que le choral introductif du finale permit d’entendre des cuivres au meilleur de leur forme avant que les dernières pages l’oeuvre ne se concluent sur une magnifique note de joie de vivre et de spontanéité.
En guise de remerciement au public bruxellois pour son accueil (presque unanimement) chaleureux, les visiteurs d’outre-Atlantique offrirent -après les propos si justes du chef canadien dont il a été question plus haut- en guise de bis une délicieuse sucrerie, le Salut d’amour d’Elgar qui permit de confirmer ce qui était dès le départ plus qu’une impression : le fameux Philadelphia Sound -ce mètre-étalon de l’opulence orchestrale reposant avant tout sur des cordes exceptionnelles, à commencer par des violons séducteurs et voluptueux- n’est plus. Faut-il en accuser le passage des années, le renouvellement des membres de l’orchestre ou la patte des directeurs musicaux qui l’ont conduit depuis Eugene Ormandy, de Muti à Nézet-Seguin? Quoi qu’il en soit, cette magie s’est, sans doute irrémédiablement, perdue. Le monde change, les orchestres aussi.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Bozar, Palais des Beaux-Arts, le 24 mai 2018

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