Le huis clos de la Tragédie florentine de Zemlinsky en version de concert

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Alexander Zemlinsky (1871-1942) : Eine florentinische Tragödie, opéra en un acte ; Ouverture « Eine florentinische Tragödie », version de concert. Rachel Wilson, mezzo-soprano (Bianca) ; Benjamin Bruns, ténor (Guido Bardi, prince de Florence) ; Christopher Maltman, baryton (Simone, un marchand) ; Münchner Rundfunkorchester, direction Patrick Hahn. 2022. Notice et synopsis en allemand et en anglais. Pas de livret. 57’ 14’’. BR Klassik 90034.

Le Viennois d’origine juive Alexander Zemlinsky, dont l’étincelante production a subi les foudres du régime nazi au point de l’obliger à émigrer aux Etats-Unis en 1938, est un créateur post-romantique expressionniste. Devenu le beau-frère d’Arnold Schoenberg qui épousa sa sœur Mathilde en 1901, il n’a pas suivi l’évolution de son parent par alliance vers le dodécaphonisme. Au milieu de la décennie 1910, Zemlinsky s’intéresse à une pièce d’Oscar Wilde (1854-1900), Une tragédie florentine. Arrêté pour faits de mœurs en 1895, le dramaturge irlandais a été freiné dans l’achèvement de son texte, considéré comme perdu avant qu’il ne soit retrouvé dans ses papiers après son décès. La pièce, traduite en allemand par Max Meyerfeld (1875-1940), le compositeur se chargeant du livret, fait l’objet de discussions avec les ayant droits pendant l’écriture de la version chant/piano, puis pendant l’orchestration en 1915. L’œuvre est créée à Stuttgart, sous la direction de Max von Schillings, le 30 janvier 1917, avec un accueil mitigé, avant d’être proposée, dans la foulée et avec succès cette fois, sous la direction du compositeur, à Prague, où Zemlinsky enseigne et dirige, puis à Vienne. Après une éclipse, elle est à nouveau sous les feux de l’actualité, à partir des années 1980, à Londres, à New York ou à Paris, en version de concert ; elle fera l’objet de plusieurs enregistrements. 

D’une concision (un peu plus de 55 minutes) qui accentue la portée puissante de cet huis clos aux côtés morbides, Eine florentinische Tragödie est traversée par des sonorités voluptueuses et paroxystiques qu’un orchestre luxuriant et impressionnant (dont six cors, quatre trompettes, trois trombones, un tuba et une abondante percussion) vient magnifier. Un peu à la manière des opéras en un acte de Richard Strauss, Salomé et Elektra, créés en 1905 et 1909. Cette tragédie à trois personnages se déroule au XVIe siècle. De retour à son domicile florentin, le marchand Simone y trouve son épouse Bianca en compagnie du prince de la cité, Guido Bardi, ce qui éveille ses soupçons. Simone entame avec son rival une joute oratoire commerciale, au cours de laquelle il lui propose de riches habits, que Bardi lui achète pour une somme considérable. Enhardi par ce qu’il pense être de la soumission, Bardi, dans une méprisante plaisanterie, va suggérer au marchand de lui soumettre un prix pour acquérir son épouse. Certain d’être trompé (il a vu les amants s’embrasser), Simone provoque Bardi au moment de son départ. Après un combat à l’épée, au cours duquel il blesse son rival avant d’être désarmé, Simone propose un affrontement à mains nues au cours duquel il étrangle le prince. Ce qui provoque la réconciliation et l’admiration de Bianca qui s’extasie devant la force ainsi déployée par son mari. 

L’action achevée signe un triomphe qui apparaît comme une libération et une revanche. L’ensemble baigne en effet dans une atmosphère subtilement oppressante, qui se présente comme un écho des obsessions du compositeur, rejeté des années auparavant par Alma Schindler, avec laquelle il a eu une liaison avant qu’elle n’épouse Gustav Mahler. Alma ne se gênera pas pour se moquer du physique de Zemlinsky, qu’elle considère comme peu avenant. Il en souffrira toujours et développera le thème de la laideur dans d’autres œuvres. On lira dans la notice la réaction négative d’Alma Mahler à cette « tragédie florentine » et la lettre que Zemlinsky lui adressa alors. L’intrigue est dominée par Simone, dont la montée en puissance, d’abord pleine de respect et de servilité feinte pour le prince, va se transformer en menaces de plus en plus nettes, avant de trouver une apothéose dans le meurtre, au milieu d’un orchestre déchaîné. Dans cette progression de violence, Guido Bardi finit par être éclipsé, Bianca intervenant peu au niveau du chant. On ne sort pas indemne de cette très forte partition, qui ne manque pourtant pas d’interludes séduisants (notamment lorsque Simone propose à Bardi de jouer du luth), mais dont la volonté de destruction est dévastatrice.

La discographie d’Eine florentinische Tragödie est d’un très bon niveau. Avant l’an 2000, Gerd Albrecht, avec le RSO Berlin, a dirigé le trio Kenneth Riegel, Guilermo Sarabia, Doris Soffel (Schwann, 1994). Riccardo Chailly, le Concertgebouw d’Amsterdam et les voix d’Albert Dohmen, Heinz Kruse et Iris Vermillion ont gravé l’opéra (Decca, 1997), version qui a notre préférence, intelligemment couplée avec des lieder d’Alma Mahler. Pour le baryton Albert Dohmen (°1956), wagnérien respecté, notamment dans le rôle de Wotan, c’est le début d’une série de trois intégrales. En 2004, il est Simone pour Armin Jordan avec le Philharmonique de radio France (Naïve) ; il l’est encore pour Vladimir Jurowski avec le London Philharmonic Orchestra en 2014. Dohmen est l’incarnation même du marchand, auquel il prête sa prestance et la projection d’une voix puissante et travaillée. La mezzo-soprano Iris Vermillion (°1960) sera de la partie avec lui, sous la baguette de Jordan après celle de Chailly. Une version de 2018 chez Capriccio rassemble Wolfgang Koch, Charles Reid et Heidi Brunner, avec l’orchestre de la radio de Vienne, mené par Bertrand de Billy.

Le présent album BR Klassik propose une version de concert enregistrée au Prinzregententheater de Munich le 27 novembre 2022, dans un son excellent. Le baryton anglais Christopher Maltman (°1970) incarne Simone avec une belle aisance ; il caractérise avec intelligence les nuances progressives d’un rôle dont il assume l’ambigüité et la force intrinsèque. Le ténor allemand Benjamin Bruns (°1980) est un Guido Bardi convaincant : méprisant et hautain au début de l’action, il sert bien l’intention du compositeur de rendre le personnage de plus en plus défaillant. La mezzo-soprano américaine Rachel Wilson est l’image de la duplicité que l’on attend de Bianca. Ces trois artistes de qualité auraient mérité un meilleur sort dans la notice. Aucune ligne ne leur est attribuée, alors que la phalange munichoise et le chef d’orchestre bénéficient chacun d’une page entière dans les deux langues. C’est le jeune Patrick Hahn (°1995), originaire de Graz, qui a déjà gravé pour le même label Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann en 2022, qui tient ici la baguette. Il donne à cette partition foisonnante toute la couleur et les contrastes qu’elle réclame, les instrumentistes le suivant avec précision, tout en accordant aux voix l’espace qu’elles sollicitent. Cette version mérite toute l’attention que sa préparation soignée a réclamée.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix  

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