Charlemagne Palestine, son Casio et les orgues de Saint-Loup
Je l’avais vu, il y a un bon bout de temps, à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, un soir de match (les clameurs des supportes bariolés dans la rue), l’audience lovée dans d’incongrus transats de plage disposés en cercle pour l’occasion, l’interprète au centre, acharné de quelques doigts sur un Bösendorfer qui n’en demandait pas tant : la musique de Charlemagne Palestine -une incantation frénétique, étrangement envoûtante- tient aux ondes sonores comme à sa présence, à son sens du décorum -qui exerce une fascination un peu penaude.
Mais, ce mercredi soir dans l’imposante et baroque église Saint-Loup de Namur, c’est d’orgue qu’il est question, et je suis curieux de voir et entendre ce natif de Brooklyn venu à Bruxelles pour l’amour, la vibration et la loi sur les armes, ancien cantor et carillonneur, pionnier du minimalisme avec Steve Reich, Terry Riley ou La Monte Young (il s’en détache plus tard, grimaçant devant la dérive commerciale et new age du mouvement et se qualifie ensuite de maximaliste), chercheur de sons -non, du son, celui dont l’expérience physique rejoint l’expérience spirituelle, celui dont la vibration touche l’âme comme le corps.
C’est la première édition du Printemps des Orgues de Saint-Loup, plus de dix jours pour mettre en valeur le lieu, l’instrument (l’ambitieuse résurrection du grand orgue, confiée, par le comité d’accompagnement présidé par Thierry Lanotte, aux mains de la Manufacture d’orgues Thomas), le bâtiment qui l’abrite et la musique, diverse, qui lui est consacrée -d’hier (et même d’avant-hier) à aujourd’hui ; un défi pour la conservatrice Cindy Castillo, dont l’ouverture esthétique vaut à Saint-Loup de voir un de ses piliers centraux décoré des tissus colorés et des poupées de chiffon qui, avec l’habit, les foulards et le chapeau (rouge), signalent visuellement le monde de Palestine.
S’il réfute le terme d’improvisation, Schlingen Blängen est une pièce (publiée sur disque en 1999) que le compositeur-interprète module en grande partie au moment où il la joue, débutant sur les touches (peintes en rouge) de son vieux compagnon Casio SA-78, passant aux deux verres, à pied et à whisky (que le barman du Peanuts voisin sort de sa réserve après des essais de résonnance dignes de ceux de bienséance pour une robe de mariée), qu’il fait tinter d’un geste ample avant de goûter à leur contenu, puis actionnant ce qui ressemble à un moulin à café, boîte en bois à cinq cloches métalliques frappées au moyen d’une manivelle à petits marteaux, s’approchant du petit orgue de nef (qui bénéficie maintenant d’éléments de son grand frère datant de 1738), puis s’éloignant du public pour monter à la tribune et manipuler les jeux, les claviers et la pédalier du grand orgue revenu à la vie. Avec une poésie brute, Charlemagne Palestine tire profit de l’ampleur de l’église pour y déployer ses drones, souffles tenus aux variations denses, auxquels il impulse de légers changements de direction (deux caméras suivent ses gestes à l’étage, retransmis sur un écran en contrebas), de profondeur et de vitalité, poussant l’humeur sonore jusqu’à un moment Enola Gay, où on sent le bourdonnement menaçant du B-29 prêt à larguer sa bombe, avant de revenir à un pacifisme apaisé, avec la lenteur d’une descente de mine sans canari, palier par palier -et retour à la nef, au Casio, aux tintements de verres et de cloches et au chant (étudié avec Pandit Pran Nath), dans cette langue qui n’a pas besoin d’être comprise et que sa compagne nomme, avec une ironie malicieuse, le « Palestine language ».
L’orgue, dit Palestine, est le seul instrument implanté dans la ville, souvent dans des architectures grandioses ; allier les trois (le jouet, le petit, le grand) c’est comme disposer d’un super synthétiseur (au début de sa vie de musicien, il teste, en « guinea-pig » des ingénieurs, nombre d’oscillateurs précurseurs des Moog et autres Buchla), au service de sa recherche infinie du « golden sound ». C’est une réjouissance immersive (le mot mérite mieux que la mode) de se laisser couler dans son exploration sonore, un plaisir rare et inattendu dans un lieu somptueux.
Namur, Eglise Saint-Loup, le 24 avril 2024
Bernard Vincken
Crédits photographiques : Charlemagne Palestine © Les Orgues de Saint-Loup.be