Le label Ricercar a quarante ans  (1) : enregistrements d’avant l’an 2000

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En 1980, Jérôme Lejeune, musicologue, gambiste, homme de radio et directeur artistique, se lance dans l’aventure de la création d’un label essentiellement destiné à la musique ancienne et baroque, après avoir essuyé le refus d’un enregistrement de Terpsichore de Praetorius. Dans la foulée, est décidée, avec la complicité de Philippe Pierlot, Bernard Foccroulle et François Fernandez, la constitution d’un ensemble, le Ricercar Consort, qui va être mis à contribution pour une série de projets qui vont voir le jour au fil du temps, Jérôme Lejeune en assurant de façon permanente la production et la prise de son. Avec les résultats que l’on connaît : le label Ricercar s’est inscrit dans le paysage discographique comme un incontournable spécialiste de musique ancienne, dont une grande partie des quatre cents enregistrements parus à ce jour ont été salués par la presse internationale qui, au fil du temps, lui a octroyé de multiples récompenses : Jokers de Crescendo, Diapasons d’Or, Chocs de Classica, Gramophone, International Classical Music Award, etc. Lorsque le Ricercar Consort est devenu une formation autonome à part entière, la suite s’est dessinée tout aussi logiquement. Dès 2004, Jérôme Lejeune a travaillé avec les productions Outhere et est demeuré le directeur artistique de Ricercar. Un grand nombre d’autres ensembles et solistes ont été sollicités et ont répondu à l’appel. En 2020, on fête l’anniversaire des quarante ans de la fondation de Ricercar. A cette occasion, le label s’est lancé dans une impressionnante série de rééditions de disques-phares qui ont marqué son histoire, depuis ses débuts jusqu’à nos jours. 

Dans trois articles, nous proposons une sélection, non exhaustive, de certaines rééditions, très soignées, à la présentation sobre, accompagnées de notices éclairantes, dont plusieurs sont signées par le fondateur. Le premier article cernera la période des enregistrements d’avant l’an 2000, c’est le temps de la collaboration permanente avec le Ricercar Consort (motif pour lequel le nom de l’ensemble n’est pas d’office repris en cartouche de présentation des CD). Les deux suivants se pencheront sur des parutions du début du XXIe siècle, puis sur des publications plus récentes. Une réflexion, avant d’entamer ce panorama de premier plan : le mot « ricercare », qui est d’origine italienne, désigne une ancienne forme musicale instrumentale typique de la Renaissance et du haut baroque (le nom se retrouve par exemple chez Bach). Il nous plaît de l’utiliser dans sa traduction littérale « recherche », car cet anniversaire ne signifie en rien un aboutissement, mais plutôt un moment de l’évolution d’un projet qui n’est pas près de s’éteindre et va encore nous valoir des gravures de haute qualité artistique. Le mot « recherche » fait penser à « découverte », à « approfondissement », et au-delà, à « émerveillement ». C’est ce dernier vocable qu’il faut mettre en évidence pour remercier Jérôme Lejeune d’avoir un jour tenté un incroyable pari, belge de surcroît. L’aventure se poursuit… 

Henry DU MONT (1610-1684) : Motets à voix seule. Léonard HODEMONT (ca 1580-1636): Motets à voix seule. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 64.50. Ricercar RIC 147.

Cet enregistrement, effectué dans l’église Saint-Jean l’Evangéliste de Beaufays, section de la commune de Chaudfontaine, en décembre 1981 (Hodemont) et juillet 1984 (Du Mont), met en évidence deux compositeurs liégeois. Natif de Villers-l’Evêque, Du Mont occupe pendant près de vingt ans le poste d’organiste de la Collégiale Notre-Dame de Maastricht, qu’il quitte en 1638 pour Paris où il change son nom de Thier (= mont, en wallon) en Du Mont. Il devient organiste à Saint-Paul, puis claveciniste à la Cour du duc d’Anjou, frère de Louis XIV, et auprès de la Reine Marie-Thérèse. Plus tard, il deviendra compositeur de musique de la Chapelle Royale et maître de la musique de la Reine. Il publie des motets dès 1652, qui ouvrent la porte à ceux que produiront bientôt François Couperin et Marc-Antoine Charpentier, et qui sont proches « des principes dramatiques de l’oratorio italien », comme le souligne Jérôme Lejeune dans sa belle notice. La petite quinzaine de morceaux choisis pour le présent CD se révèle de caractère intimiste et émouvant, dans la superbe interprétation du contreténor Henri Ledroit, au timbre clair et limpide ; à deux reprises, il est en duo avec Gérard Lesne pour d’autres moments de grâce. L’accompagnement est varié : basse continue seule, violes (Philippe Pierlot, Titia De Zwaart, Gail Schröder), violon (François Fernandez), basson (Claude Wassmer), orgue (Bernard Foccroulle) rivalisent de finesse et de complicité. Le CD est complété par quatre motets de Léonard Hodemont, Maître de Chapelle de la Cathédrale Saint-Lambert de Liège et possible professeur de Du Mont. Ces motets sont toujours accompagnés d’une partie de violon. Un récital de haut niveau.

Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707) : Sélection de Cantates. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 145.00. Ricercar RIC 145 (2 CD).

Ce double CD propose une sélection de 17 cantates enregistrées entre 1985 et 1990 à l’église Saint-Apollinaire de Bolland, village du Pays de Herve, en province de Liège. Il s’agit de compositions d’envergure moyenne, qui font appel à de petits effectifs au niveau du chant et des instruments, dans une écriture virtuose, et sont représentatives des divers styles de Buxtehude, dont on sait qu’il s’installe à partir de 1668 à Lübeck où il succède à Franz Tunder en tant qu’organiste et administrateur de la plus grande église de la ville, Sainte-Marie. La plupart de ces « cantates », comme l’explique Gilles Cantagrel dans la notice explicative, « se fondent sur les deux genres de l’aria et du concert spirituel ». Certaines sont destinées à une, deux ou trois voix, on retrouve les sopranos Greta De Reyghere et Agnès Mellon (à une occasion), les contreténors Henri Ledroit et James Bowman (à une occasion), les ténors Guy De Mey et Ian Honeyman (à une occasion) et la basse Max van Egmond. Plateau vocal riche et inspiré, soutenu, selon les cantates, par les instrumentistes parmi lesquels figurent, entre autres, Philippe Pierlot, Marcel Ponseele ou Bernard Foccroulle. En 2007, cet album a célébré le tricentenaire de la mort de Buxtehude ; sa réédition est bienvenue, car elle redonne accès au génie instrumental du compositeur et permet de se rendre compte des qualités avec lesquelles il maîtrise aussi bien la partie vocale que l’accompagnement de celle-ci par le violon ou la basse de viole. 

Cantates funèbres. Georg Philipp TELEMANN (1681-1767): Du aber Daniel, gehe hin. Christian Ludwig BOXBERG (1670-1729): Bestelle dein Haus. Georg RIEDEL (1676-1738) : Harmonische Freude frommer Seelen. Jean-Sébastien BACH (1685-1750) : Actus Tragicus BWV 106. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 76.33. Ricercar RIC 148.

Cet enregistrement effectué à Heverlee en mars 1990, dans le cadre du Filosofisch Theologisch College van de societeit van Jezus V.Z.W, propose quatre partitions de Trauerkantaten du répertoire liturgique protestant allemand. A côté de la célèbre Actus Tragicus, œuvre de jeunesse de Bach, sans doute de 1707, qui présente en deux parties la vision de la mort dans l’Ancien et le Nouveau Testament, on découvre une création typique de Telemann, Du aber Daniel, gehe hin, dans laquelle, à partir du prophète Daniel, « le poème madrigalesque de la cantate développe les thèmes chers à la piété luthérienne (…) à partir de la révélation eschatologique faite au voyant des choses à venir » (notice de William Hekkers qui souligne le lyrisme nostalgique fréquent dans ce type d’évocation funèbre). La cantate atteint son apogée dans un arioso de basse (Max van Egmond) et un aria de soprano (Greta De Reyghere). Deux œuvres peu courantes sont jointes : tout d’abord une brève cantate de Boxberg, qui a été organiste à Görlitz et a composé plusieurs opéras ; il s’agit ici d’un commentaire de l’annonce de la mort d’Ezéchias par le prophète Isaïe, paroles que l’on retrouve dans l’Actus Tragicus de Bach. On découvre encore une cantate de 1706 de Riedel, qui fut cantor dans la ville de Königsberg pendant trente ans ; l’inspiration vient de la parabole du fils prodigue. Le contreténor James Bowman et le ténor Guy De Mey sont aussi de l’aventure de ces cantates funèbres, avec un Ricercar Consort où l’on retrouve les noms de Philippe Pierlot, Hugo Reyne, Marc Minkowski, Roel Dieltiens ou François Fernandez, pour ne citer qu’eux dans cet ensemble qui respire dans la même intensité et la même émotion. 

Wilhelm Friedemann BACH (1710-1784) : Musique de chambre complète. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 139.54. Ricercar RIC 138 (2 CD).

Enregistrée à nouveau à Heverlee, dans le même lieu que le CD précédent mais en mai et octobre 1992, cette intégrale de la musique de chambre du premier fils de Bach et de sa première épouse Maria Barbara propose des sonates en trio et des duos pour deux flûtes ou deux altos, ainsi qu’une sonate concertante pour deux clavecins de 1773 (Guy Penson et Florian Heyerick). Les sonates datent de Halle, avant 1762, les duos pour flûtes sont de la période de Dresde entre 1733 et 1746 ; les autres œuvres, avec altos, ont été écrites à Berlin, après 1770, ainsi que les deux derniers duos pour flûtes. Cette musique de l’intimité, au cœur de laquelle le dialogue entre les instruments est permanent, montre une écriture de plus en plus personnelle qui, comme l’écrit Jérôme Lejeune dans la notice, « subit l’influence d’un chromatisme expressif de plus en plus marqué ». On savoure la prestation complice des flûtistes Patrick Beuckels et Danièle Etienne, des altistes François Fernandez et Ryo Terakado, du violon de Sayuri Yamagata et du violoncelle de Hidemi Suzuki. 

Marin MARAIS (1685-1728) : Trios pour le coucher du roi. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 138.17. Ricercar RIC 154 (2 CD).

C’est à Beaufays, section de la commune de Chaudfontaine, que cet enregistrement est réalisé en janvier et mai 1998 en l’église Saint-Jean l’Evangéliste. On a trop tendance à ne voir en Marin Marais qu’un spécialiste de la viole. Mais son œuvre ne s’arrête pas à cet instrument. Depuis 1679, il fait partie de l’orchestre de la Chambre du Roi, avec notamment d’Anglebert, François Couperin, Rebel, Blavet ou de Visée (vu à distance, quel incroyable plateau !). En 1692, il compose un recueil dédié à une danseuse célèbre, Mademoiselle Roland, et destiné à ses collègues musiciens auprès du roi Louis XIV. Il s’agit de la première publication de pièces en trio pour deux dessus et basse en France, qui prend pour modèle la musique orchestrale de Lully et dont les morceaux sont groupés par tonalités. Ces suites au cours desquelles interviennent aussi violons, flûtes (traversière et à bec), guitare et théorbe et clavecin sont d’un charme irrésistible. Bientôt, Marin Marais s’attaquera à la tragédie lyrique. On retrouve les complices habituels du Ricercar Consort, mais encore Enrico Gatti au violon, Marc Hantai et Danièle Etienne aux flûtes ou Vincent Dumestre à la guitare ou au théorbe. Excellente notice que signe Jérôme Lejeune.

Note globale pour ces cinq albums : 10

Jean Lacroix

Suite des articles sur les rééditions du label Ricercar : texte numéro n°2

 

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