Le nouvel orgue de Vouvant chausse ses bottes de sept lieues avec Virgile Monin

Après un rêve. Œuvres d’Edward Grieg (1843-1907), Gabriel Fauré (1845-1924), Sigfrid Karg-Elert (1877-1933), Louis Vierne (1870-1937), Robert Schumann (1810-1956), Camille Saint-Saëns (1835-1921), Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Charles-Marie Widor (1844-1937), Jeanne Demessieux (1921-1968), Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Édouard Commette (1883-1967), Edward Elgar (1857-1934). Virgile Monin, orgue de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption de Vouvant. Novembre 2022. Livret réduit à un feuillet, en français. 75’59’’. Chanteloup Musique OMV 002
Dans la foulée du concert inaugural de l’orgue de Vouvant, Virgile Monin était invité le 2 juillet 2021 pour la « Nuit des églises ». Avec ce disque capté en novembre l’année suivante, l’organiste en résidence poursuivait avec d’autres œuvres son goût pour l’arrangement, une moitié des pages ici entendues étant transcrites par ses soins. « Après un rêve » : sous le même titre que le récent album de Frédéric Blanc à Barsac (ROB, mai 2022), le programme relève davantage du Voyages proposé par Olivier Latry à la Philharmonie de Paris (Erato, 2016). Car c’est à un parcours par-delà les frontières que nous convie ce second volet de la série diffusée par le label Chanteloup. Copieux, opulent et pas bégueule. Le feuillet glissé dans l’étui divulgue en son recto le périple dans un imaginaire foisonnant, balisé par un sous-titre emprunté à Gabriel Fauré, mais qui n’entretient qu’un lien épisodique avec l’onirisme revendiqué par la première des trois mélodies opus 7. On n’en succombe pas moins à cet itinéraire fantasmé, matelassé dans une enveloppante captation, qui en une heure et quart mènera le globe-trotter de la Scandinavie à la pompeuse Angleterre.
On embarque par deux complémentaires extraits de la Suite lyrique opus 54 de Grieg : songe d’un pâtre, assaut patibulaire des trolls. La rêverie de Fauré pivotera vers la Valse mignonnne de Karg-Elert, transmutant le buffet de Vouvant en une sorte d’outre-Atlantique Wurlitzer. Une Méditation de Vierne reconstituée par Duruflé conduit à deux des rhétoriques Studien in kanonischer Form de Schumann : cocasserie de la no 5, tendresse de la no 3 : cet univers de contrepoint germanique est extirpé de toute componction par une registration gourmande, une agogique on ne peut plus suggestive. L’académisme de Saint-Saëns sort lui-aussi transfiguré par cette grisante lecture de la Fantaisie en mi bémol. Au chapitre cocardier, passage par une autre étape, à l’orée de la Troisième République, avec le festif Finale de la Symphonie no 2 de Widor, que Virgile Monin fait résonner comme une suave liesse.
La cornucopia a pensé à nous plonger dans l’univers de l’enfance. Non celui de Ma Mère l’Oye qu’avaient entrouvert la Magic Music Box de Marion Krall & Lars Schwarze, merveilleuse machine à contes, ou le fascinant Once upon a time de Jean-Baptiste Robin. Ni celui des Kinderszenen (on se serait volontiers attendu à la Traümerei), mais du Casse-Noisette, par l’entremise de deux numéros archi-populaires du ballet de Tchaïkovski : Marche et la diaphane Danse de la Fée dragée dont la silhouette scintille aux Mixtures. Autre Russe, autre ambiance, sombre et héroïque, regimbant le temps du fougueux Prélude en sol mineur de Rachmaninov : même si arquée sur les anches, la monture se fait pataude, plus palefroi que destrier. Bénigne déception, dans une malle aux cadeaux certes. Car dans les valises, Karg-Elert encore, pour deux esquisses crayonnant tour à tour les valses délurées de Johann Strauss et le mysticisme chromatique de Debussy.
En 2021 pouvait-on saluer la mémoire de Jeanne Demessieux, née cent ans plus tôt : c’est chose faite avec les trépidants éclats de Lumière, pénétrants d’intelligence. Le démonstratif Scherzo de Commette appelle un répit qu’apportera le poignant Nimrod, cœur affectif des Enigma Variations. Ultime escale, ce havre sentimentaliste débouchera sur une péroraison du même Elgar : la première des cinq marches de Pomp and Circumstance, entre verve tonitruante et lyrisme patriotique à l’ère édouardienne : transcription intégrale, qui ne perd pas une miette de cet apparat so british. Art sonique et vieilles dentelles : des broderies fauréennes jusqu’au fracas conclusif, et même si le prétexte thématique de cet album aurait mérité une bannière plus explicite d’un tel éventail multiculturel, Virgile Monin se sera affirmé comme un formidable passeur de sensations, fécondées aux commandes d’une console dont il maîtrise élixirs et éloquence. Magnifique carte de visite pour ce nouveau-né vouvantais, et roborative incitation pour les mélomanes que rebuterait le monde de l’orgue trop sérieux.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 4 – Répertoire & Interprétation : 10