Voyage magique à l’orgue, par un duo allemand
Magic Music Box. Maurice Ravel (1875-1937) : Les Entretiens de la Belle et la Bête ; Le Jardin féérique [Ma Mère l’Oye]. Paul Dukas (1865-1935) : L’Apprenti sorcier. Edward Elgar (1857-1934) : Fairies and Giants ; The Tame Bear [The Wand of Youth]. Igor Stravinsky (1882-1971) : Le Jardin enchanté de Kachtcheï ; Apparition de l’Oiseau de feu, poursuivi par Ivan Tsarévitch ; Danse de l’Oiseau de feu ; Ronde des Princesses ; Berceuse ; Réveil de Kastcheï ; Mort de Kachtcheï ; Profondes ténèbres ; Disparition du palais et des sortilèges de Kachtcheï, animation des chevaliers pétrifiés, allégresse générale [L’Oiseau de feu]. Franz Danksagmüller (*1969) : Kalliope – Magic Music Box. Marion Krall, Lars Schwarze, orgue. Livret en anglais et allemand. Septembre 2021. TT 68’09. Genuin 22799
Périodiquement, de nouveaux CDs d’orgue, comme pour conjurer la solennité de l’instrument, viennent courtiser notre âme d’enfant, avide de jeu, de dépaysement, d’onirisme et de fantastique. Parmi les récentes parutions, on mentionnera Once upon a time de Jean-Baptiste Robin au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles (Brilliant) et Apprentis Sorciers à la Cathédrale de Monaco (Ligia), qui partagent chacun une pièce avec le présent album, intitulé Magic Music Box et citant Novalis en exergue : « tout ce qui est poétique doit sembler un conte de fées ». Hormis une pièce contemporaine, le programme s’alimente de transcriptions d’œuvres orchestrales datées du tournant du XXe siècle, un âge d’or pour l’émancipation de la couleur et la narration suggestive.
Des ingrédients qui nous désamarrent dans les deux extraits de Ma Mère l’Oye et qui, au chevet de la subtilité ravélienne, révèlent d’emblée la finesse du travail des deux anciens élèves d’Arvid Gast à Lübeck : Marion Krall et Lars Schwarze, remarqué dans une collégiale intégrale Messiaen à Toul. Dans l’ensemble, leurs interprétations se caractérisent par des tempos prudents, un geste régulier voire un peu uniforme, comme pour ne pas brusquer les ambiances. On le vérifiera dans leur lecture de la ballade de Dukas d’après Goethe, moins démonstrative qu’avec le duo Vernet-Meckler mais scénarisant les séquences avec une retenue qui instille le sens sous-jacent de cette allégorie.
On le vérifiera encore dès l’évocation du Jardin enchanté de Kachtcheï : là où Pierre Pincemaille à la Maison de la Radio (Solstice, 1997) privilégiait le mouvement à larges et grasses enjambées, le duo allemand lui préfère le mystère, l’authenticité des timbres, et distille le cluster en veillant à l’ingéniosité de l’instrumentation originale (une riche parure certes permise par le format à quatre mains). Mine de rien, on nous offre ici quasiment la moitié du ballet complet : de quoi nous émerveiller dans la Ronde des Princesses, la Berceuse, nous faire frissonner dans les Profondes ténèbres et la Disparition du palais et des sortilèges de Kachtcheï. Les volets spectaculaires et inquiétants comme la danse infernale ne figurent pas dans cette anthologie : dommage, les grands enfants que nous sommes aiment aussi se faire peur, pour mieux se rassurer.
France, Allemagne, vieille Russie, mais aussi l’Angleterre : les deux artistes ont pensé à Elgar, l’auteur des Variations Enigma et des bruyantes Pomp and Circumstances, mais aussi de la Nursery Suite. Voici deux extraits de The Wand of Youth tiré de vignettes que le jeune compositeur avait écrites pour un théâtre familial en herbe : Fées et géants, et L’Ours apprivoisé. À notre connaissance, il s’agit du premier enregistrement, et c’est une heureuse découverte tant les interprètes en tirent des prodiges de candeur, de tendresse et de malice.
Dans la mythologie grecque, Calliope incarnait la muse de la poésie épique. Sous graphie germanique, Kalliope était aussi le nom d’une fabrique de boîtes à musique de Leipzig. Dans son texte de présentation, Franz Danksagmüller investigue la postérité de ces automates dans les procédés de transformation électronique, qui virent parfois à la boîte de Pandore. Sa toute récente création (2021), offerte ici à la découverte, nous livre un éloquent avatar, émané d’un laboratoire d’effets acoustiques à la console, comme une plongée dans le subconscient. Cette voie vers l’imaginaire conclut audacieusement et pertinemment ce CD qui repousse les prétentions de la rationalité.
Pour ce voyage a été choisi l’orgue Seifert du Mariendom d’Hildesheim qui, depuis sa construction en 2014, a déjà connu les faveurs de plusieurs disques, chez les labels Ambiente (par Georg Oberauer et Kensuke Ohira) et Naxos (une étape de l’intégrale Messiaen de Tom Winpenny). Le double instrument (tribune et chœur) fait parler 93 jeux sur quatre claviers et pédalier. Marion Krall et Lars Schwarze ont su apprivoiser ces ressources pour leur récital intelligemment conçu, et réalisé avec tout le soin qu’appelle leur sujet, peut-être celui qu’ambitionnait Gaston Bachelard (1884-1962) quand il aspirait à « désancrer en nous une matière qui veut rêver. »
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9,5
Christophe Steyne