L’ensemble Revue Blanche rend hommage à Misia et à… la Revue Blanche

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Déodat de Séverac (1872-1921) : Douze mélodies, extraits : Temps de neige, Un Rêve, Les Hiboux, L’Infidèle. Louis Durey (1888-1979) : Six madrigaux de Mallarmé. Erik Satie (1866-1925) : Trois mélodies de 1916, extrait : Daphénéo. Georges Auric (1899-1983) : Six Poèmes de Paul Eluard. Alfredo Casella (1883-1947) : L’Adieu à la vie, extrait : Dans une salutation suprême. Henri Duparc (1848-1933) : Extase. Revue Blanche (Lore Binon, soprano ; Caroline Peeters, flûte ; Kris Hellemans, alto ; Anouk Sturtewagen, harpe). 2020. Notice en anglais. Textes des poèmes avec traduction anglaise. 59.40. Antarctica AR 030.

Le présent hommage à Misia Godebska (1872-1950), peut-être mieux connue sous le nom de Marie Sert, est un portrait sonore de cette égérie et mécène qui fut nommée à la belle époque « la reine de Paris ». Marie (d’où son diminutif Misia) Sophie Olga Zénaïde naît à Saint-Pétersbourg où sa mère, fille du musicien belge Adrien-François Servais (1807-1866), surnommé « le Paganini du violoncelle », et sœur du compositeur et chef d’orchestre Franz Servais (1846-1901), est allée retrouver son mari, un sculpteur polonais. Mais sa mère meurt en couches et son père se remarie. Misia passe les huit premières années de sa vie à Hal, chez sa grand-mère Servais, où les activités musicales sont fréquentes. Elle s’exerce à jouer du piano et y rencontre Franz Liszt. En 1880, elle rejoint son père et sa belle-mère à Paris, mais l’entente avec cette dernière est mauvaise. Misia est mise en pension, mais peut assister aux séances culturelles organisées souvent par son père. Elle prend des cours de piano avec Gabriel Fauré. En 1893, elle épouse à Ixelles Thadée Natanson (1868-1951), neveu de sa belle-mère, qui est avocat, homme d’affaires et critique d’art. 

Le couple s’installe à Paris. Le salon de La Revue Blanche, fondée à Liège et à Paris en 1889 et que son mari dirige depuis 1891, devient un lieu de rassemblement intellectuel, peintres y compris. La revue, ouverte aux idées nouvelles, accueille dans ses pages Gide, Mirbeau, Apollinaire, Mallarmé, Valéry, Proust et bien d’autres, dont Debussy pour la critique musicale. Mais quand elle apporte son soutien à Alfred Dreyfus, elle périclite et fusionne avec une autre en 1903. Misia divorce de Natanson en 1905. La suite de son existence va être des plus romanesques : elle se remarie avec le magnat de la presse Alfred Edwards (1856-1914), qui fonde le quotidien Le Matin ; elle devient « la reine de Paris » car son salon s’élargit à maintes célébrités. Nouveau divorce en 1909, et troisième mariage en 1920 avec le peintre et photographe catalan José Maria Sert (1874-1945). Mais ce dernier obtient l’annulation des épousailles huit ans plus tard. Le déclin de Misia, qui a noué des relations avec Diaghilev, Stravinsky, Ravel, Coco Chanel et bientôt le Groupe de Six, tout en gardant les contacts avec les milieux picturaux, s’amorce peu à peu. La suite, pleine de péripéties en tous genres, dépasse le cadre de notre approche. Malgré ses nombreux soutiens, malgré le triomphe d’un concert avec Marcelle Meyer en 1933, recueillant l’admiration de Cocteau, Misia connaît une fin de vie difficile, marquée notamment par l’addiction aux drogues. Son existence, qui tient du roman, s’achève à Paris en 1950. On lira dans l’intéressante notice de la musicologue Sofie Taes d’autres précisions sur cette célèbre muse, qui fut aussi une mécène éclairée.

L’ensemble belge Revue Blanche, interprète de ce disque, a été constitué il y a une dizaine d’années. Au-delà de la musique, il s’attache aux domaines des arts plastiques, de la littérature ou de la danse, comme l’a déjà montré le programme intitulé Shelter (Warner, 2015), où l’on retrouvait Debussy, Gurney, Ravel et Eisler, mais aussi Granados et Manuel de Falla. Pour ce nouvel enregistrement, le panorama autour de Misia ne s’arrête pas, sur le plan musical, à la seule période de la Revue Blanche, mais il fait référence à des auteurs qui ont tous été mis en évidence dans les pages du périodique. Le premier concerné est Henry Gauthier-Villars (1859-1931), le mari de Colette, avec un poème sensuel, Temps de neige, dans lequel les effleurements de doigts et les baisers confinent au sortilège, comme les flocons qui tombent. Déodat de Séverac traduit ces émotions avec un lyrisme feutré. En cette même année 1903, ce compositeur originaire de la Haute-Garonne donne à la traduction par Mallarmé (1842-1898) d’un poème d’Edgar Allan Poe, Un Rêve, toute sa dimension visionnaire. Sept ans plus tard, il souligne, à travers les vers de Baudelaire Les Hiboux, tirés des Fleurs du mal, toute la mélancolie aux accents ténébreux qui s’en dégage. 

Avec Louis Durey, retour à Mallarmé et à ses Six Madrigaux mis en musique en 1919. Grand ami de Misia, le poète symboliste entretenait avec elle des relations privilégiées. Le superbe langage de l’écrivain trouve dans Jour de l’an un écho à l’habitude prise de lui offrir, chaque premier jour de l’année, des douceurs et un éventail avec un quatrain comme celui-ci :

Ne t’inquiète pas ! souci/Hasard, tout un an je souhaite/Que rien n’étonne ton sourcil/Vaste comme un vol de mouette. 

Durey a ciselé autour de ces brefs bijoux mallarméens un univers de raffinement en miniature. Membre comme lui du Groupe des Six, Georges Auric a choisi Six Poèmes de Paul Eluard qui datent des années 1940-41. La notice explique que chacun de ces textes magnifiques illustre une facette de la personnalité et de l’existence de Misia, de l’incantation amoureuse au mystère éternel de l’autre, de la part de ténèbres à la conscience oublieuse. Le compositeur s’inscrit avec délicatesse dans le frémissement ou la douceur, au creux de l’hommage que le poète rend à la femme et à l’amour en général. Superbes moments que prolonge, dans un autre registre, Dans une salutation suprême, chant final de L’adieu à la vie du Turinois Alfredo Casella en 1915. Il s’agit d’une traduction par Gide d’un texte de Tagore qui s’adresse à Dieu, une adresse dont la portée est métaphysique. Casella fit ses études au Conservatoire de Paris où il eut pour professeur Fauré et comme condisciples Ravel et Enesco ; il ne pouvait manquer de fréquenter le salon de Misia. Un poème de cette dernière, Daphénéo, est mis en valeur par Satie dans ses Trois Mélodies de 1916. On peut y lire ceci, que Satie déclinera dans un climat superbement tendre : 

[…] les noisetiers donnent des noisettes/mais les oisetiers donnent des oiseaux qui pleurent

L’Extase languide du symboliste Jean Lahor (1840-1909), pseudonyme littéraire du docteur Henri Cazalis, clôture ce récital avec une mise en musique d’Henri Duparc, teintée de wagnérisme. Nous avons gardé pour la fine bouche la présence, en milieu de programme, de notre Prix Nobel de littérature Maurice Maeterlinck. Installé à Passy en 1895, il vient s’ajouter au tableau artistique avec L’infidèle, poème tiré des Quinze Chansons. Ceci nous ramène à Déodat de Séverac qui s’en empare en 1898 avec une suave délectation. 

Ce parcours éclectique, original et intellectuellement séduisant dans ses exigences, est servi par l’ensemble Revue Blanche avec un sens aigu du dosage des équilibres et de la clarté instrumentale. La soprano Lore Binon, qui a étudié le violon au Conservatoire de Bruxelles avant de se diriger vers le chant et d’obtenir son master à Amsterdam après être passée par Barcelone, distille les finesses des mélodies dans un registre éloquent et racé. Elle connaît le poids des mots dont elle colore les richesses. Des arrangements instrumentaux ponctuent le parcours, comme de savoureuses respirations au milieu du chant : deux extraits des Trois morceaux en forme de poire de Satie, ainsi que la Sonatine de Ravel. Celle-ci, composée en 1903 pour un concours organisé par un magazine, est dédiée au demi-frère de Misia, Cipa Gobedski et à son épouse Ida. Ravel n’oubliera pas son amie Misia qui l’a toujours soutenu : c’est à elle qu’il dédiera Le Cygne des Histoires naturelles de 1906 et La Valse, créée en décembre 1920. Caroline Peeters à la flûte, Kris Hellemans à l’alto et Anouk Sturtewagen à la harpe sont très investis dans leur accompagnement comme dans les parties qui leur sont réservées. 

Cet album à la présentation soignée, enrichi d’illustrations du dessinateur-écrivain Randall Casaer, a été enregistré à Anvers en septembre 2020. Il mérite une belle place dans le rayon « mélodies » en raison de son projet et de sa réalisation.

Son : 8  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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