Les Maîtres Chanteurs éblouissent Paris

par

© Vincent Pontet

Voilà bien un demi-siècle qu'ils n'étaient venus de Nuremberg sur les berges de la Seine, pour chanter, rivaliser, se disputer et aimer. Et pour notre plus grand plaisir car ces soirées à l'Opéra Bastille resteront longtemps dans les mémoires. C'est que tout concourt à la réussite dans ce fabuleux travail scénique réalisé pour Salzbourg en 2013 et rodé au cordeau. A tel point que lors de la Générale, le metteur en scène, Stefan Herheim pouvait jouer au pied levé le rôle de l'apprenti David avec une totale perfection tandis que Toby Spence chantait à l'avant scène.

Tout, dans ce travail scénique est fluide, mouvant, réalisant une savoureuse et virtuose chorégraphie de mouvements sans cesse renouvelés. Le cordonnier-poète Hans Sachs (alias le compositeur) en chemise et bonnet de nuit rêve l'histoire de cette ghilde du XVIe siècle à partir de ses souvenirs d'enfance - petit théâtre de marionnettes, construction en cube de la ville de Nuremberg, jouets et livres. Un ingénieux système de projection agrandit successivement les meubles d'un décor style Bidermeier - contemporain de Wagner- parmi nombre d'accessoires symboliques sans cesse mis en valeur par les jeux de scène et des costumes chatoyants, multipliant chapeaux de paille, crinolines diaprées, capes de prince charmant : une « rétrospective » à la fois réelle, spirituelle et onirique suffisamment réaliste et allusive pour transporter en un étonnant voyage dans le lointain passé. Car c'est bien un prodige que de parvenir à rendre présente dans sa singularité et plus encore dans sa véritable beauté, une œuvre qui n'est pas si facile à appréhender pour un esprit latin avec ses longueurs, son enthousiasme ingénu, son goût du développement et sa verve populaire presque shakespearienne. Mais la musique épousant tour à tour la grâce mozartienne (Quintette de l'Acte III qui rejoint dans le sublime, les trios et ensembles du compositeur de « Don Giovanni » !), la puissance contrapuntique de Bach, se fond dans le grand flux wagnérien dont la joie et l'invention sans cesse renouvelée balaient tout sur leur passage. A l'orchestre conduit avec une maîtrise, une dynamique ferme et nuancée, une clarté enthousiaste par un Philippe Jordan inspiré autant que poète, les instrumentistes donnent à toute la partition une vérité, une cohérence, une ampleur et une poésie rarement atteintes à ce niveau. En osmose avec les chanteurs, chœurs et figurants : à commencer par le Maître des maîtres en humanité- Hans Sachs, aussi ému qu'émouvant et admirable musicien (Gérald Finlay). Avec son rival malheureux, le marqueur-greffier Sixtus Beckmesser, incarnation du respect stérile et stupide des règles (Bo Skovhus, grand diable dégingandé, ridicule mais jamais caricatural). L'orfèvre Pogner, haute et énigmatique figure paternelle (impressionnant Günther Groissböck). Walther von Stolzing ( Brandon Jovanivich) chevalier-prince charmant solaire. Eva (Julia Kleiter) aussi gracieuse à regarder qu'à entendre, dont le soprano pur, souple et lumineux mérite un espace plus chaleureux que le hall de Bastille. Couple « buffo » de David ( Toby Spence) et Magdalene (Wiebke Lehmkuhl au timbre somptueux) humain, vif, plein d'esprit. Jusqu'au veilleur de nuit (Andréas Bauer) et aux pédants maîtres de la Ghilde (le pelletier, Dietmar Kerschbaum- le ferblantier, Ralf Lukas- le boulanger, Michael Kraus- l'étameur, Martin Homrich- l'épicier, Stefan Eibach- le tailleur, Robert Wörle- le savonnier, Mijenko Turk- le bonnetier, Panajotis Iconomou- le chaudronnier, Roman Astakhov) tous -y compris les chœurs de l'Opéra enfin disciplinés- concourent à une homogène et éblouissante représentation. Comme dans un rêve, les quatre heures et demi de musique semblent courtes... Triomphe pour ceux qui ce soir réalisent l'idéal d'une véritable « troupe » dans le respect, l'absence de dénaturation ou de politisation, dans la reviviscence d'un chef d’œuvre tel qu'il naquit il y a un siècle et demi -aux côtés de « Tristan » (l' « autre » chef d’œuvre)- dans le cerveau exalté et complexe de Richard Wagner.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Bastille, le 1er mars 2016

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