Les Sextuors de Tchaïkovsky et de Korngold, un couplage inédit
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Sextuor à cordes en ré mineur « Souvenir de Florence » op. 70. Erich Korngold (1897-1957) : Sextuor à cordes en ré majeur op. 10. The Nash Ensemble. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. 70’ 10’’. Hyperion CDA68406.
Couplage inhabituel pour la fraîcheur lyrique du Sextuor de Tchaïkovski que ce dernier, après le succès phénoménal de La Belle au bois dormant au début de 1890, commence à écrire en l’été de la même année, après un séjour de six semaines à Florence au cours desquelles il a achevé La Dame de Pique. Une exécution en privé du Sextuor a lieu à Saint-Pétersbourg en décembre, mais l’insatisfaction surgit au niveau des deux derniers mouvements. Tchaikovsky les révise, et la création définitive a lieu, dans la même ville, en décembre 1892, avec, parmi les exécutants, Leopold Auer (1845-1930), dédicataire du Concerto pour violon de 1878, que ce virtuose refusa de jouer en raison de sa difficulté, mais qu’il mettra plus tard à son répertoire en adaptant quelque peu la partie soliste.
Les accents quasi chorégraphiques de l’Allegro con spirito reflètent le plaisir que le compositeur a pris à composer cette musique harmonieuse, comme il l’écrit à sa protectrice, Madame von Meck, qui, sur fond de troubles rumeurs, va bientôt cesser tout lien avec lui. Avec sa mélodie élégamment gracieuse, l’Adagio s’inscrit dans la ligne de la Sérénade pour cordes, écrite en 1880, tandis que les deux mouvements révisés entraînent l’auditeur dans un climat populaire, entre nostalgie et couleurs magnifiant une généreuse inspiration. Ce Souvenir de Florence bénéficie d’une copieuse discographie, d’où émergent les interprètes russes, parmi lesquels les Borodine en 1964, avec Mstislav Rostropovitch et Gerrikh Talalian, d’abord parus chez Melodiya, puis chez Chandos, dans un son amélioré. Le Nash Ensemble, dont la fondation remonte à la décennie 1960, en donne une version plus réservée, presque pudique, qui nous laisse un peu sur notre faim, non pas sur le plan technique, mais en ne faisant pas pétiller à suffisance la joie vitale qui inonde cette splendide partition. Dans les versions récentes, le Quatuor Oïstrakh, avec Daniel Austrich et Alexander Buzlov (disparu brutalement en 2020 à l’âge de 37 ans), en traduisait le contenu avec plus d’enthousiasme (Praga, 2022).
Couplage inhabituel, disions-nous en début de texte. Pour les Borodine, les trois quatuors de Tchaïkovsky ont complété un programme, marqué par la logique. Les Oïstrakh ont choisi l’intensité de La Nuit transfigurée de Schoenberg, où ils faisaient merveille. Dans le cas des Nash, on n’attendait pas Korngold et son Sextuor de jeunesse, une œuvre écrite entre 1914 et 1916, donc avant sa vingtième année, époque où il travaillait à son opéra Violanta. Alors qu’il avait 15 ans, Felix Weingartner avait créé à Vienne la Sinfonietta de celui que l’on surnommait « Wunderkind ». Partition de trente-cinq minutes, en quatre mouvements aux accents tour à tour impétueux et intensément lyriques, ce sextuor trouve son apogée dans un Adagio de caractère viennois, que des commentateurs de l’époque estimèrent être envahis par des valses de lutins et de bons et mauvais esprits. Une grande expressivité confirme le talent déjà très aguerri du jeune compositeur. Ce Sextuor connaît une discographie qui fait le choix récurrent de lui adjoindre une autre partition du prodige : son Quintette avec piano (les Doric, Chandos/2012), sa Suite op. 23 (les Aron, CPO/ 2013), son Trio avec piano (Spectrum Concerts Berlin, Naxos/ 2020). Mieux inspiré que pour l’auteur de la Pathétique, l’Ensemble Nash s’impose pour Korngold, en raison d’un engagement franc et d’une grande lisibilité.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 8
Jean Lacroix