Yarno Missiaen dans l’Orgelbüchlein : double début d’un instrument et d’un talent précoce

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Orgelbüchlein, chorals BWV 599-644. Yarno Missiaen, orgue Potvlieghe de l’église Sainte-Catherine de Wondelgem. Livret en anglais, allemand. Décembre 2023, février 2024. TT 78’25. Et’Cetera KTC 1821

Le présent album marque deux baptêmes au disque : celui de l’interprète, mais aussi de cet orgue qui s’inspire du Contius installé en 1761 en la cathédrale catholique Saint Jacques de Riga. Émané des ateliers de Joris Potvlieghe et achevé en 2022 en la St. Catharinakerk de Wondelgem, il s’agit d’une des deux fiables restitutions d’un instrument du facteur germano-balte. L’autre se situe en la St. Michielskerk de Louvain (voir l’article d’Olivier Vrins). La console (30 jeux / 2 claviers & pédalier) diffuse une sonorité chaude, élégante et raffinée, plus affable que les instruments d’Allemagne centrale, moins rêche que les instruments nordiques.

La notice biographique en page 8 manquerait de modestie à l’orée d’une carrière, mais à entendre ce CD aussi réussi que prometteur, on n’a pas envie de contester que « Yarno Missiaen est un des plus grands musiciens qui émerge de sa génération ». Né à Furnes en 2005, l’impétrant nous arrive avec rien moins que le complet Orgelbüchlein, auquel se sont mesurés de nombreux et prestigieux aînés, y compris dans le cadre d’intégrales Bach. On mentionnera les témoignages d’Helmut Walcha, Michel Chapuis, René Saorgin, Ullrich Böhme, Ton Koopman, Jörg Halubek –pour s’en tenir à notre panthéon. Face à un tel héritage discographique, et à un âge où l’on pourrait convoiter le coup d’éclat, nous avons été frappés par la pertinence et même la maturité de la conception, pour ne rien dire d’un accomplissement qui pour la technique n’a plus guère à apprendre.

Notre principal regret concerne une captation en dents de scie qui alterne deux sessions aux physionomies antinomiques, tantôt proche et savoureuse, tantôt aplanie et éloignée (notamment dans les plages pour plenum et tutti). L’oreille décroche ainsi dans la troisième étape, où le Herr Christ, der einig Gottes Sohn s’inscrit dans un plan lointain qui muselle le pédalier. La proclamation des Dix Commandements (Dies sind die heil’gen zehn Gebot), In dir ist Freunde et son exultant carillon : le relief attendu de telles pages s’en trouve malencontreusement nivelé. Autres fâcheuses dépressurisations dans l’enchaînement des BWV 611-612, BWV 622-623, BWV 633-635… Dommage d’ainsi torturer au Lit de Procuste le volume sonore ! On aurait aussi pu refaire le Herr Jesu Christ, dich zu uns wend, parasité par des bruits ambiants. Le label Et’Cetera gagnerait à entreprendre un remastering, afin de préserver une perspective vraisemblable pour l’auditeur. Toutefois, ces déceptions éditoriales ne dissuaderont aucunement de vous recommander cette attrayante parution. 

On saluera la lisibilité de la stratification polyphonique, plutôt littéralement sculptée dans la prière Ich ruf zu dir qui vient parler sans fard au croyant, et dans un sobre Christum wir sollen loben schon pourtant épanoui dans une vision généreuse. À son meilleur, Yarno Missiaen parvient à nantir les voix de leur vie propre, animant chaque ligne de l’écheveau, ainsi dans Gottes Sohn ist kommen patiemment tressé, comme une annonce qui résonne aux quatre points cardinaux, démultipliant la prophétie. Même si on souhaiterait parfois que la registration hiérarchise les voix (Christe, du Lamm Gottes), cette intestine autonomisation du tramage est un réel atout, attestant la clairvoyance et l’habileté d’exécution.

Le jeune artiste porte autant de soin à la verticalité de la science harmonique qu’à la conduite du propos, malgré quelques raideurs d’élocution : la précaution assèche impassiblement Das alte Jahr vergangen ist, un tempo prudent ramollit Erschienen ist der herrliche Tag, le rigorisme réfrène l’épanchement d’O Mensch bewein dein Sünde gross, ou linéarise le terminal Ach wie flüchtig

Cette riche approche s’affranchit d’une cohésion stylistique qui personnalisa les plus hautes incarnations de ce cycle. En tout cas, pareille spontanéité ne s’enferme dans aucune doctrine, ne se fige dans aucun procédé. Les intentions savent se faire narratives dans un Mit Fried und Freud mobile et expressif, dont le chant est subtilement phrasé. Une coquetterie de vignettiste prend soin d’imager son bréviaire, ainsi In dulci Jubilo pressé d’éclore, défroissant ses pétales dans la rosée, comme ému de porter la bonne nouvelle de la Nativité. L’enthousiasme n’est pas en berne dans un vigoureux, ébouriffant Lobt Gott, ihr Christen. Des registrations justes et éloquentes viennent exacerber le verbe liturgique, ainsi Hilf Gott, dass mirs gelinge osant les anches, et n’hésitent pas à la suavité : adorable Liebster Jesu, wir sind hier, dilaté dans un piétisme cossu, et presque paradoxalement un Da Jesu an dem Kreuze stund qui transcende la souffrance du calvaire par un dolorisme quasi-psychédélique. 

On espérerait volontiers une suite à ce remarquable coup d’essai, dont on oubliera les quelques académismes pour mieux admirer les maints moments qui fendent l’armure. À une telle tribune, d’esthétique pré-galante, les six Sonates en trio offriraient un prolongement bienvenu. Étant dit que la virtuosité et l’évidente assurance stylistique de Yarno Missiaen mériteraient déjà de nous aventurer dans les grands diptyques, ou les « Chorals de Leipzig ». On les attend !

Son : 6-9 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

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