L’hommage posthume de Steven Isserlis à son ami John Tavener
John Tavener (1944-2013) : Preces and Responses et No longer mourn for me, arrangements pour huit violoncelles par Steven Isserlis ; La mort d’Ivan Ilyich, monodrame pour baryton-basse et orchestre ; Mahámátar, pour voix de femme orientale, chœur et orchestre ; Popule meus, pour violoncelle et orchestre. Steven Isserlis, violoncelle ; Matthew Rose, basse ; Abi Sampa, chanteuse soufie ; Sept violoncellistes ; Trinity Boys Choir ;Phil direction Omer Meir Wellber. 2017 et 2019. Notice en anglais, en français et en allemand. 71.57. Hyperion CDA68246.
Ce superbe CD empreint de mysticisme dépasse largement le contexte musical. Il est avant tout un hommage de deuil amical rendu à John Tavener par Steven Isserlis. Celui-ci explique, dans une notice copieuse et passionnante, que le projet qui aurait pu difficilement être plus personnel s’est décidé en 2013, avec le compositeur, après le Festival de Manchester qui lui fut consacré. A cette occasion, la première exécution de La mort d’Ivan Ilyich eut lieu, ainsi qu’une version de Mahámátar. Le minutage étant trop court pour un CD, il fallait compléter le programme. Hélas, le décès de John Tavener le 12 novembre 2013 advint avant la réalisation concrète, qui se présente désormais, pour reprendre les mots d’Isserlis, comme le fruit de la promesse faite à un homme qui [lui] manque encore aujourd’hui.
En octobre 2019, nous avions présenté dans Crescendo un CD d’œuvres chorales de Tavener intitulé Angels, publié lui aussi par Hyperion. Nous y rappelions que ce catholique, converti à l’orthodoxie russe au tournant de ses 35 ans, était aussi attiré par l’inspiration venue de la tradition hindoue et par l’hymnologie du Moyen-Age, faisant de ces divers courants un langage personnel intense fait de simplicité et d’accessibilité qui le rattache au mouvement des « minimalistes mystiques », comme Pärt ou Gorecki. Tavener a souffert par ailleurs d’une maladie handicapante, le syndrome de Marfan, qui, dans son cas, se manifestait par de fréquentes douleurs osseuses. La discographie d’un homme attiré par une recherche religieuse, dont toute son œuvre est imprégnée, est ici complétée par des pages écrites entre l’an 2000 (Mahámátar) et cette Mort d’Ivan Iliych (2012), d’après le roman de Tolstoï qu’affectionnait le compositeur. Partition prémonitoire ? La douleur physique d’un mourant et son dernier affrontement à lui-même sur le plan émotionnel et spirituel y sont décrits de façon intense.
Arrêtons-nous un instant encore à la notice de six pages, signées par Steven Isserlis, qu’il faut absolument découvrir en même temps que la musique, car elle la transfigure en quelque sorte. Après avoir expliqué le contexte du projet tel que nous l’avons résumé, Isserlis présente chaque œuvre du programme de façon claire et détaillée. Pour chacune d’entre elles, il ajoute ce qu’il nomme l’anecdote personnelle, décrivant un événement, un souvenir ou un moment de concert ou d’enregistrement lié directement ou en filigrane à sa relation avec Tavener. Cela donne à ce disque une dimension humaine et fraternelle très émouvante, devant laquelle on ne peut que s’incliner en raison de sa poignante vérité.
Deux arrangements pour huit violoncelles, de la main de Steven Isserlis, ouvrent le CD et lui servent aussi de conclusion. Le premier, Preces and Responses, est écrit à l’origine pour un chœur a cappella et a été créé quelques mois avant la disparition de Tavener ; c’est sans doute sa dernière pièce achevée. Il s’agit de brèves invocations empruntées à l’église anglicane, avec le Notre-Père dans la section centrale. Quant à No longer mourn for me, œuvre d’après Trois Sonnets de Shakespeare pour un chœur de chambre, la première anglaise en a été donnée trois jours après le décès de Tavener ; Isserlis avoue ne pas avoir eu le courage d’y assister, mais il a en écouté la retransmission à la radio. Tavener avait écrit cette page après sa crise cardiaque de 2007, pour remercier son épouse Maryanna des soins dont elle l’avait alors entouré. L’écriture très vocale du compositeur a incité Isserlis à écrire deux arrangements pour huit violoncelles, leur conférant une atmosphère d’une spiritualité religieuse, puis profane, qui parle au cœur et à l’âme. Il faut citer ici les sept comparses d’Isserlis : Caroline Dearnley, Chiara Enderle, Matthew Huber, Vashti Hunter, Bartholomew LaFollette, Amy Norrington et David Waterman, pour leur engagement et la ferveur qu’ils manifestent.
En 2000, Tavener compose Mahámátar pour voix de femme orientale ou moyen-orientale, voix de jeunes garçons dans le lointain, cloches tubulaires et cordes en sourdine. Créée en 2013 par la célèbre chanteuse pakistanaise Abida Parveen (°1954), qui évolue dans le cadre de la tradition soufie, cette partition, hymne de louange à « la Grande-Mère » (Mahámátar en sanscrit), et au Théotóke (Dieu-porteur) en grec, laisse libre cours à l’improvisation vocale. Pour l’enregistrement Hyperion, la voix est celle de la jeune Abi Sampar, elle aussi chanteuse soufie, issue d’une famille de réfugiés du Sri Lanka, qui module avec une chaleur envoûtante ce que Tavener a qualifié de mantra. L’atmosphère est méditative et hypnotique, les cordes assurant une aura poétique dans une sorte de halo évanescent. Quant à Popule meus, méditation sur le texte judaïque et chrétien « Ô mon peuple, que t’ai-je fait ? », chant propre au Vendredi Saint, il s’agit d’une page forte, au cours de laquelle les timbales, qui représentent l’homme dans ses aspects négatifs s’oppose à la douceur des cordes et du violoncelle, signe du Dieu de miséricorde.
Avec La mort d’Ivan Ilyich, monodrame pour baryton-basse, violoncelle solo, deux trombones, percussion et cordes, Tavener entraîne l’auditeur dans l’univers psychologique de l’auteur de Guerre et Paix. Le compositeur a laissé une note à ce sujet : C’est l’une des premières œuvres majeures que j’ai composées après une très longue maladie, comme si Tolstoï lui-même me réveillait d’un long sommeil créatif. Entamée à partir de 2007 et créée en juillet de l’année suivante par la basse Jonathan Lemalu, Steven Isserlis au violoncelle et l’Orchestre de la BBC dirigé par Tecwyn Evans, cette page imposante d’une durée de vingt-sept minutes est ici confiée à la basse Matthew Rose, dans un enregistrement effectué à la mi-décembre 2019 à Londres. La violence y est très présente, y compris dans la partie réservée au chanteur qui évolue du registre aigu jusqu’aux notes les plus sombres, véritable exploit technique, maîtrisé par Matthew Rose avec une grande intensité, trombones et percussion à l’appui. Tavener a utilisé l’extrême fin du récit de Tolstoï, lorsque l’insupportable douleur est quelque peu atténuée par l’opium et la morphine ; Ivan Ilyich constate, à l’approche de la mort, qu’à la place de celle-ci, il y a de la lumière. Le texte anglais, que le terme russe « Bozhe moi ! » (« My God ») vient renforcer, est d’un impact émotionnel puissant. Le violoncelle d’Isserlis, en demi-teinte, exprime un déchirement tout aussi vivace. Le soliste, qui avait connu un refroidissement de sa relation avec Tavener avant la crise cardiaque de ce dernier en 2007, mais avait renoué avec lui à ce moment, subissait lui-même l’épreuve de la chimiothérapie de son épouse, la flûtiste Pauline Mara, qui devait décéder en 2010. C’est au souvenir de Pauline que Tavener a dédié cette Mort d’Ivan Ilyich. Le violoncelliste raconte longuement dans la notice les sentiments éprouvés au cours de ces épreuves, puis lors des exécutions de la partition.
Ce projet amical, qui contient des moments bouleversants dont la portée dépasse le message musical pour rejoindre dans l’au-delà le compositeur décédé, ainsi que l’épouse disparue de Steven Isserlis, a été mené à bien en deux fois, les arrangements pour les huit violoncelles ayant été gravés en septembre 2017, deux ans avant les trois autres partitions. Steven Isserlis est l’élément rassembleur de ce CD qui touchera profondément les admirateurs de Tavener, mais aussi tout être humain interpellé par la réalité, face à la mort, du dépassement de la souffrance physique et morale, ou épris de mysticisme et de spiritualité.
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix