L’Orgelbüchlein selon Masaaki Suzuki, à l’abbaye de Grauhof

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Masaaki Suzuki plays bach Organ Works, vol. 4 & vol. 5 … orgel-büchlein (I)… orgel-büchlein (II)… Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Préludes & Fugues en la mineur BWV 543, en ut mineur BWV 549. Orgelbüchlein, chorals BWV 599-624 // Préludes & Fugues en ré majeur BWV 532, en si mineur BWV 544, en ut majeur BWV 545. Orgelbüchlein, chorals BWV 625-644. Masaaki Suzuki, orgue Treutmann de l’abbaye St. Georg de Grauhof. Livret en anglais, allemand, français. Août 2022. SACD TT 68’00 (BIS-2541) ; TT 65’38 (BIS-2661) 

Parues à quelques mois d’intervalle mais émanées des mêmes sessions, voici les quatrième et cinquième étapes de ce qui deviendra peut-être, on l’espère au regard de la qualité des trois précédentes, une nouvelle intégrale de l’œuvre d’orgue de Bach. Du moins, elle prend le temps d’éclore, puisque le premier volume remonte déjà à 2015. Après deux monstres sacrés (le Schnitger de la Martinikerk de Groningen, le Silbermann de la cathédrale de Freiberg) et un détour plus singulier (le Marc Garnier de la chapelle de l’université de Shoin à Kobe, –certes antre du Bach Collegium Japan), Masaaki Suzuki a opté pour le vigoureux et rustique Treutmann de St. Georg de Grauhof-Goslar. Une abbaye où les courantes intégrales de James Johnstone (Metronome) et Jörg Halubek (Berlin Classics) ont récemment fait escale.

Un choix pertinent pour réveiller la candeur de la première partie de l’Orgelbüchlein, laquelle se consacre au temps liturgique de la naissance du Sauveur. En septembre 1997, Olivier Vernet avait également retenu cet instrument pour enregistrer les chorals BWV 613-632. Voici en tout cas l’occasion de l’entendre dans une prétention audiophile. Hormis les Buxtehude de Friedhelm Flamme chez CPO, assez médiocrement captés d’ailleurs, on n’a pas en tête d’autres exemples de SACD. La restitution déploie la tribune dans son acoustique, privilégiant le relief sur la transparence. Les timbres semblent un peu bouchonnés et la physionomie un peu pataude (anches bourbeuses), mais c’est aussi comme ça qu’on aime cet orgue : bourru et bougonnant, dans son jus de terroir. En mode CD, la sonorité concentre la même proéminence, mais préserve moins d’aération et de définition dans l’aigu.

L’audition débute hélas par une relative déception, tant le Prélude & Fugue en la mineur paraît épais et manquer de fluidité, malaisé dans des phrasés laborieux qui semblent lutter contre le clavier plutôt qu’y prendre essor. À comparer aux lectures ailées et flamboyantes d’Olivier Vernet à Porrentruy (Ligia) et Olivier Latry à Vichy (BNL). On retrouve les mêmes alambiquages dans le Gott, durch deine Güte qui s’ébroue à profusion, pour un résultat resplendissant dont la conduite polyphonique ne distingue pourtant pas l’essentiel de l’accessoire. On aurait par ailleurs souhaité mieux percevoir les fanfares de pédalier dans le Herr Christ, der ein’ge Gottes Sohn, ou In dir ist Freude, ici trop sourdes, quoique ces mimiques relèvent aussi, comme on l’a dit, du caractère renfrogné de ces agrestes tuyaux. Lesquels nous adorons, au demeurant.

On goûte en tout cas la délicate interprétation du Puer natus in Bethlehem, antichambre des chorals de la Nativité, puis la suavité du Gelobet seist Du, ou de l’évanescent Vom Himmel kam der Engel Schar. Même émotion, lovée dans ce que le Treutmann offre de plus chaleureux, pour le choral de l’épiphanie Das alte Jahr vergangen ist, ou pour le O Mensch, bewein’ dein’ Sünde gross dont le musicien japonais ne tarit pas le lyrisme. Une poésie qui échappe à un Der Tag, der ist so freudenreich, un In dulci jubilo, ou un Mit Fried’ und Freud’ qu’on pourra selon les goûts estimer d’une exemplaire clarté d’élocution, ou articulés mécaniquement. Ce qui permet nonobstant de constater que Masaaki Suzuki, quel que soit le tempo, privilégie l’élucidation rythmique et l’aplomb contrapuntique, même dans le calme Christum wir sollen loben schon. Ce n’est pas une mince gageure en considération d’une console qui ne se manie pas sans résistance. Ainsi d’engrener le Herr Gott, nun schleuss den Himmel auf sur un rail aussi sûr.

Plutôt qu’entre l’Avent et la joie de Noël, le douloureux diptyque en ut mineur se serait-il mieux intégré avant les inquiétudes de la Passion ? Cependant, Masaaki Suzuki investit le Prélude d’une sérénité questionneuse qui trouve logiquement sa place dans le sillage de l’attente du Messie. On comprend d’autant moins les registrations beuglantes et stertoreuses de la Fugue, sauf à pasticher les ânes et bœufs que la tradition associe à la crèche. Preuve que, malgré certains volets trop littéralisés, le maestro nippon, –un guide au verbe pur dans sa discographie des cantates, sait aussi imager son discours avec pittoresque voire humour. Discutable second degré ?

Le second volume se penche sur l’autre moitié de l’Orgelbüchlein, laquelle illustre les temps de Pâques, Pentecôte, le catéchisme… Sans se départir de ses vertus de lisibilité, Masaaki Suzuki n’oublie pas l’éloquence. On saluera ainsi Dies sind die heiligen zehn Gebot où la registration permet de discerner les quatre voix, notamment le cantus firmus en noires qui dans d’autres enregistrements est souvent masqué par la pédale (ici sans tonitruance). Outre un couple de Liebster Jesu, wir sind hier BWV 633-634 aux sonorités enivrantes, on succombera à l’empathie des prières : un Vater unser im Himmelreich dont le cantique soupire à l’unisson de l’audible mécanique du lieu, puis un Ich ruf zu dir où le soprano s’expose dans une cantillation fibrillaire. On y observe que cette expressivité s’obtient aussi par une tendance à laisser traîner croches et double-croches de l’accompagnement quitte à subtilement déphaser la conduite des voix.

Les tempos savent se faire complices d’une vision analytique. Même si on souhaiterait un Erschienen ist der herrliche Tag plus mobile, on acquiesce à la retenue pour l’évocation du péché originel (Durch Adam’s Fall ist ganz verderbt), dont les reptations deviennent plus lascives qu’entêtantes, et pour la radiographie du Wenn wir in höchsten Nöten sind qui décortique le guillochis de ce choral orné. Globalement, malgré quelques jalons où la rhétorique l’aura emporté sur la spontanéité, voilà une exploration de l’Orgelbüchlein où l’autorité souvent incontestable se pare de quelques stimulantes intuitions.

Trois diptyques forment les piliers de cet album. Abordé dans sa mouture la plus tardive, le bref et majestueux BWV 545 pouvait se plier à la solennité d’un Daniel Chorzempa à Kampen (Philips, avril 1982). Masaaki Suzuki conserve toutefois un juste élan à la Fugue. On pourrait objecter que l’édifiante assurance de cet opus en ut majeur, pétri d’un certain dogmatisme, aurait pu être placé deux plages plus loin et précéder ainsi le fier et pompeux choral sur les Dix Commandements. La vive pulsation injectée au Prélude BWV 544 induit quelques menues confusions, mais la Fugue rayonne. Au sommet, on ne pourra qu’admirer la virtuosité du couple en ré majeur BWV 532, en particulier pour la Fugue : presque paradoxalement, le caractère ombrageux et les adiposités du Treutmann fomentent l’irrésistible entrain de ces pages loquaces dont l’interprète réussit à ne pas trahir la pyrotechnie, mais plutôt à l’exacerber par les contrastes d’inertie. C’est ce genre de moments qui rend ces deux disques fort désirables. Ne serait-ce que pour ce célèbre « ogre » de Basse-Saxe, valorisé dans toute sa flagrance, dont la palette d’effets a manifestement inspiré la gourmandise de Masaaki Suzuki.

Écoute réalisée sur la base du SACD

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Tags : Masaaki Suzuki

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