Une Cenerentola scintillante d’humour à Barcelone
Au long du XIXème siècle et une bonne partie du XXème, Rossini était considéré comme l’auteur de thèmes brillants, joyeux et au succès facile mais pas vraiment comme un grand compositeur. Les chefs rajoutaient des couches à sa subtile orchestration pour y retrouver quelque chose qui devrait sans doute rappeler les brumeuses épaisseurs wagnériennes… Il a fallu l’apport de la Fondazione Rossini à Pesaro pour dégager, de la main d’Alberto Zedda et Philip Gosset, la vérité cachée dans les manuscrits au moyen d’éditions critiques qui ont rendu à Rossini tout son mérite : les mélodies sont toujours irrésistibles, enjouées et inoubliables, mais la manière dont il traite le mélodrame ou la comédie, avec un habile jeu d’orchestration et un traitement particulier des morceaux d’ensemble qui mettent en relief la théâtralité des livrets, a marqué le chemin de l’histoire de l’opéra. Une partie non négligeable de ces manuscrits se trouve à la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles : le fonds donné par Edmond Michotte qui fut le secrétaire personnel du compositeur et auteur de deux curieux opuscules, dont l’un parle du bel canto et l’autre relate la visite de Wagner à Rossini dans sa villa de Passy et leurs discussions sur le devenir de l’opéra.
L’actuelle production du Liceu barcelonnais parvient de l’opéra de Rome et on peut qualifier son travail scénique de réussite absolue. Créé en 1818, la Cenerentola est en quelque sorte le dernier grand opéra-comique de ce siècle, où l’éclosion romantique ouvrira des voies bien différentes. Et le sujet, tiré de la Cendrillon de Perrault, le rend apte à un public très diversifié. L’une des représentations de cette série est dédiée à un public familial ce qui est parfaitement justifié car la metteure en scène, Emma Dante, a trouvé le moyen de dégager des lectures à tous les niveaux : de la féerie à la critique sociale décapante, où cette famille dysfonctionnelle de Don Magnifico étale sa misère morale et sa cupidité affligeante. En gardant, tout au long de la pièce, un regard naïf et primesautier qui charmerait n’importe quel enfant… ou celui que se cache encore chez les adultes ! Ce n’est plus très à la mode d’intégrer le ballet à l’opéra mais, ici, cela rajoute une vivacité permanente à la scène, les danseurs étant caractérisés comme des jouets automates qui mettent en relief les scènes successives mais plus encore la dramatisation orchestrale. Un aspect que le chef d’orchestre Giacomo Sagripanti a parfaitement intégré à sa lecture lumineuse, entraînante et très nuancée de la partition. Même si, sur le plateau, tous les artistes n’ont pas adhéré sans réticences à sa vision. L’Angelina de la catalane Carol García, très active en France mais débutant au Liceu dans ce rôle, nous offre une voix d’une ensorcelante beauté, des coloratures ciselées avec un burin délicat et une virtuosité qui se joue des manifestes complications vocales de la partition. Moins accomplie, cependant, son interprétation du rôle : la séduction et l’émotion ne sont pas toujours là, on la sent légèrement en retrait car elle sait que son panache rutilant la tirera d’affaire. Alberto Zedda, qui avait fait toute sa vie une croisade sur la manière d’intégrer ces interminables tirades de notes brillantes dans une phrase musicale expressive, où la virtuosité ne serait qu’un moyen et pas une fin en soi, n’aurait pas vraiment aimé cette García. Son partenaire princier, le sudafricain Sunnyboy Dladla est correct mais pas renversant : c’est soigné, les aigus sont là, mais pas l’insolence et le soleil vocal qu’on attend idéalement de ce prince déguisé en écuyer. Disons que c’est plus un artiste de la demi-teinte que de l’éclat. C’est son écuyer Dandini, incarné par un extraordinaire Carles Pachon, un jeune baryton catalan qui remporta hier soir les lauriers du succès avec une interprétation drôle, extrêmement vivante et élégante, mais avec une aisance vocale où aigus, graves ou coloratures défilent avec une facilité déconcertante, le tout en construisant un personnage sans faille et qui fait rire sans ambages toute l’assemblée. Sa joie de chanter nous rappelle celle de Gabriel Bacquier ou Michel Trempont. Je l’avais remarqué il y a quelques années à Sabadell, la deuxième maison d’opéra catalane, dans un rôle discret qu’il sut rendre brillant. Un artiste à suivre, sans faute. Don Magnifico connut aussi le succès dans la voix du madrilène Pablo Ruiz, absolument irréprochable vocalement et excellent acteur qui a dessiné à grands traits les facettes les plus détestables du personnage en lui laissant une petite portion attachante et sympathique. Le magicien Alidoro était confié au baryton-basse croate Marko Mimica. Une voix qui possède un métal particulier dans le grave et un acteur chaleureux et convaincant. Pour les deux sœurs, les mégères, Tisbé et Clorinda, on a eu recours à l’excellente mezzo d’origine russe Marina Pinchuk, drôle à souhait dans son inoubliable accoutrement, et à la barcelonaise Isabella Gaudí, qui porte le comique du personnage jusqu’à des extrêmes où la voix devient acide et accentue la cruauté de son rôle. Cela fonctionne à merveille dans les récitatifs et comme construction du personnage mais devient gênant dans les morceaux d’ensemble, comme le célèbre « Questo è un nodo avviluppato » où elle n'a pas pu éviter plusieurs écarts de justesse. Le chœur titulaire étant occupé avec Fidelio on a confié leur partie à la section masculine d’un prestigieux ensemble amateur, le « Cor Madrigal », très honorable.
Le public du Liceu le dimanche après-midi fait preuve d’une certaine nonchalance : des téléphones intempestifs, des retardataires s’installant au milieu du parterre pendant qu’ Angelina chante son premier air, des bavardages sans fin… C’est la vie, oui, mais pas vraiment une marque de respect envers les artistes !
Cette représentation correspond au « cast B », le premier affichant Javier Camarena, très présent à Barcelone ces derniers temps et dont j’ai commenté ici ses deux dernières performances, et la jeune et prometteuse Maria Kataeva aux côtés d’Erwin Schrott. Il faut remarquer que la vie musicale à Barcelone devient d’une richesse éclatante ces derniers temps : ce mois-ci on pourrait assister au Liceu à un Fidelio en concert avec le Los Angeles Philharmonic Orchestra et son directeur musical Gustavo Dudamel. Qui se produira aussi avec cette violoniste de rêve qui est María Dueñas à l’Auditori, la grande salle de concerts construite en 2002. Mais on pouvait écouter aussi Alexsandra Dovgan, Hélène Grimaud, Amandine Beyer, Jordi Savall et sa « Capella Reial » dans Die Jahreszeiten et j’en passe. De quoi rendre le choix du critique musical plus ardu que le jugement de Pâris…
Liceu, Barcelona, 19 mai 2024
Xavier Rivera
Crédits photographiques : A.Bofill