Images sonores, à la jonction de l’acoustique et l’électronique
A l’avance après la visite de l’exposition Parrathon consacrée au photographe Martin Parr à l’Abbaye de Stavelot, je découvre le quartier Thier-à-Liège, enfumé par les premiers barbecues de printemps, sonorisé par les onomatopées des basketteurs en herbe, animé par ses bistrots-du-coin et je cherche le Mom, caché en plein jour derrière la porte de garage intégrée dans la vitrine de Rio Meubles (spécialité : divan-lit et relax), mais connu du gérant du Carrefour Express un peu plus haut dans la rue (qui me renseigne aimablement alors que je lui achète un cahier d’écolier quadrillé – distrait, j’ai oublié mon carnet) et adjacent au Jacques Peltzer Jazz Club (le saxophoniste-flûtiste-pharmacien du jazz belge), salle (à taille d’homme) de création et d’apprentissage, souterraine et équipée pour le travail en résidence, l’enregistrement ou le concert – bar inclus.
Rien ne s’oppose à la nuit
Titré d’après l’œuvre qui clôture le programme du jour, Nothing Stands In The Way Of Night est le troisième concert du festival images sonores, organisé chaque année par le Centre Henri Pousseur (pionnier en matière de recherche musicale) depuis 1999 : 25 ans et 7 concerts qui explorent la création musicale mixte, acoustique et électronique, principalement à Liège et durant la première moitié de mai. C’est le guitariste François Couvreur qui est à la manœuvre pendant le premier acte, qu’il entame avec le jouissif Trash Tv Trance, de Fausto Romitelli (1963-2004), le compositeur italien mangeur de lignes de démarcation et défonceur des portes de la perception, marqué par les expériences psychédéliques des années 1960 et friand de sons distordus, saturés, sales – comme ceux que Couvreur génère lorsqu’il débranche le jack de sa guitare électrique, l’approche et l’éloigne des cordes (ou en fait un plectre à câble), le rebranche et le redébranche (sans parler de l’e-bow, des pédales d’effets et autre éponge).
Opal, création du compositeur italien Zeno Baldi (1988-), pour guitare électrique et électronique, m’entraîne de façon trompeuse dans une rêverie galactique qui m’évoque d’abord la musique des Shadoks, ces invraisemblables volatiles pompeurs de l’espace ; mais là où Robert Cohen-Solal, du Groupe de Recherches Musicales, pompe dans la musique concrète de ses confrères de l’ORTF, Baldi convoque les cordes de la guitare et le bottleneck, et mon illusion, toujours chimérique, glisse, alors que la musique se fait ellipse et dérive sur un rythme simple mais lancinant, vers les arpèges de Vini Reilly, le guitariste mancunien de Durutti Column – une autre façon de lier les mondes et de démanteler les cadres.
De Daan Janssens (1983-), je vous ai déjà parlé de ses (Paysages – études) IV et V. Pour (Into darkness) qu’il écrit, en une collaboration intense, pour le guitariste anversois Nico Couck, il s’inspire directement du tableau du peintre Luc Tuymans (lui aussi vivant à Anvers), un ange figuré un instrument à la main, sur fond d’échos des sons divers qui se répercutent un peu partout dans le grand bâtiment comme le Concertgebouw de Bruges – sans oublier l’impact d’In Darkness Let Me Dwell, la mélancolique partition du 17ème siècle de John Dowland. Le matériau électronique de la pièce provient d’enregistrements récoltés principalement dans ce lieu de concert et retravaillés pour en renforcer les résonnances, enrichi en live par les échos des guitares, Couvreur passant alternativement de l’électrique à l’acoustique : à partir de minuscules microtonalités au bottleneck, les sons se déploient lentement, explorant l’espace de la salle, fouinant ses recoins comme un tamanoir de sa longue langue collante récolte les fourmis tapies dans l’ombre.
Le changement de plateau est l’occasion d’un entracte au bar, le temps pour Benjamin Maneyrol d’apprêter son instrument et de se faire coller au cou le fil du micro presque transparent qui le maintient assis, solitaire sur sa chaise au milieu de la scène – avant que ne débute, sans véritablement s’annoncer et avec la grâce, lente et incisive, de celui qui sait aborder un enjeu qui le dépasse, la diffusion dans les haut-parleurs d’une cloche, comme désincarnée et lugubre, résonnante, qui scande le temps comme bat le cœur (ce symbole de vie dont on craint qu’il s’arrête) : dans sa nouvelle pièce, Nothing Stands In The Way Of Night, David Achenberg (1966-) procède en une lente dérive (microtonale) en arche, d’une beauté hypnotique, confrontant le temps, petit (le nôtre) et grand (le cosmos), au travers d’un va-et-vient entre la clarinette basse (avec ou sans bec, parfois murmurée) et le retour, éternel au-delà du temps, vers sa pulsation à la temporisation sévère. Impressionnant.
Bruce’s spirit
Trois jours après, puisque maintenant je sais où c’est, je profite mieux du bar du Mom avant le début de l’hommage à Bruce Richard, cor de l'Ensemble Ictus et premier solo de l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège, disparu en juin 2022, que lui rendent ce soir ses deux compagnons de pupitre, Philippe Ranallo à la trompette et Alain Pire au trombone. La Storia per Trombone… du compositeur et pianiste Marcel Cominotto (1956-), de ses séries Storias et Hommages, me laisse impassible : juxtaposition de ce qu’on peut faire avec un trombone et ses sourdines, émaillée de temps d’arrêt (ceux où l’instrumentiste passe de l’une à l’autre) qui hachent l’élan, je ne trouve pas l’âme d’une pièce, pourtant créée pour l’événement, docte mais détachée.
Pour le convaincant Metallics, de Yan Maresz (1966-), écrit à l’Ircam en 1994 (et revu en 2001 pour le logiciel Max MSP), le son de la trompette, capté par un micro, est envoyé à l’ordinateur où il est soumis en temps réel à des effets (réverbération, delay, chorus, filtres…) qui simulent pour partie les modifications expressives des sourdines, avant d’être renvoyé, spatialisé, vers les enceintes disposées aux quatre coins de la salle : Ranallo est seul sur scène devant la large partition étalée sur un double lutrin, mais la musique, démultipliée, peuple le lieu d’une multitude de présences oniriques, translucides et affables. Aussi probant et travaillé (pour l’essentiel) en temps réel par le dispositif électronique (« au départ, j’ai quelques grands axes en tête, mais ensuite, un peu comme en impro, je manipule les curseurs selon le feeling du moment »), Sufi Letter: Z3(Dhàl) (Walls) de Jean-Luc Fafchamps (1960-), écrit en 2007 pour le trombone d’Alain Pire, se sert de boucles de longueurs différentes réinjectées dans la matière du morceau, trublion séditieux où les séquences de notes reviennent quand on les perd de vue et suivent des isorythmies au parcours de flibustier : comme si, une fois échappés du pavillon, les sons se retrouvaient pour des conciliabules à la fois secrets et lanceurs d’avertissements.
C’est une création qui clôt le programme, de Fabian Fiorini (1973-), chez lui à Liège, à deux pas d’un petit temple du jazz régional, lui qui depuis toujours mêle jazz et classique, interprétation et composition. Dans De bruire larmes, pour trompette, trombone et électronique, je retrouve cet abord par petits touches suaves qui m’avait déjà séduit dans Glowing hearts of the deep white nympheas (paru il y a peu sur le disque Echos de la Terre du Trio O3) : la pièce avance comme le vent dans un tapis de coquelicots, déterminée et fragile.
Saxophone au carré
Parler de carré à Liège, c’est comme parler de zwanze à Bruxelles ou de poutine à Québec – d’où vient Quasar, quatuor de saxophones qui va par quatre angles droits, travaille l’expression « au carré », parfois déclinée dans la graphie de son nom et clôt ce soir le festival images sonores (le même programme est joué hier à Mons), cette fois à l’An Vert, bistrot-expo-scène alternatif du centre de Liège, avec les créations des étudiants du Conservatoire de la ville et d’Arts2 à Mons, mises sur le métier en septembre 2023 lors d’une première visite des instrumentistes de Montréal.
La délicate Vue sur les jardins interdits, écrite en 1973 par d’Henri Pousseur (1929-2009), est l’exception (certes, il fut lui aussi un temps étudiant) : au centre de l’œuvre, les jardins se révèlent par inclusions successives, autant de fenêtres au moyen desquelles le compositeur joue au chat et à la souris, modulant des extraits détournés d’un choral de l’organiste allemand Samuel Scheidt, figure de la première partie du 17ème siècle, avec son propre discours, moderne.
Avant cela (et avant une courte pause), se succèdent quatre pièces de musiciens en construction, occasion d’entendre les velléités d’une potentielle future génération : Intempéries pour saxophones tombe à côté de mes oreilles, Lao Casazza peinant à en imprimer l’élan ; le français Adrien Sassier (il travaille aussi de la musique à l’image) cultive, dans Seul avec son ombre, le sens mélodique qui sied à une dame en longue jupe blanche sous une ombrelle ; avec son abord rêche (et le coup de cloche en intro), Sic Mundus Creatus Est pousse le contraste jusqu’à côtoyer par instants le monde onirique de Peter Greenaway sonorisé par Michael Nyman (ou, mieux, Wim Mertens) ; avec le réussi L’insinuation du doute, Ruben Detraux-Maurer crée une atmosphère nocturne, grise frisant le noir, aux nuages plombants.
Récipiendaire 2023 du Prix André Souris, Fanny Libert (2000-) affectionne les frôlements sonores et Slime les accumule, parsemés de zébrures, de jets de sons stoppés en plein air comme autant de coitus interruptus, jouant avec adresse de la mixité acoustique / électronique ; Cédric Havard (1982-) mise sur la spatialisation et dispose les saxophonistes en croix autour du public : Serpent se love alors dans les interstices entre les rangées de chaises, comme une pérégrination, une maraude capable aussi de déclencher un cri ; Keisuke Yokota (1990-), compositeur japonais actif dans les domaines de la musique contemporaine et du rock (il a dû aussi écouter du free jazz), fait entendre, avec Watermelons and Apples, une voix fournie, dissonante ou bruitiste par instants – belle conclusion avant de s’attarder au bar et faire connaissance, entre autres, avec la soprano, l’alto, le ténor et le baryton (dans l’avion, un deuxième siège s’impose pour l’instrument, trop fragile face aux manipulations des bagagistes) et d’échanger sur nos expériences de rencontres avec baleines et baleineaux.
Liège, Le Mom et L’An Vert, les 11, 14 et 18 mai 2024
Bernard Vincken
Crédits photographiques : François Couvreur © Laurent Meurice - SCALP agency et Quatuor Quasar © Stephan Floss