L’orgue de Bach et Buxtehude sur l’emblématique Schnitger de Groningen : regard croisé 

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December 1705. Dietrich Buxtehude (1637-1707) : Toccata en ré mineur BuxWV 155 ; Fugue en ut majeur BuxWV 174 ; Gelobet seist Du, Jesu Christ BuxWV 188 ; Passacaille en ré mineur BuxWV 161 ; Prélude, Fugue et Chaconne en ut majeur BuxWV 137 ; Nun komm der Heiden Heiland BuxWV 211. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Fantaisie en sol majeur BWV 571 ; Fugue à la Gigue BWV 577 ; Vater Unser im Himmelreich BWV 762 ; Prélude et Fugue en la mineur BWV 551 ; Wo Gott der Herr nicht bei uns hält BWV 1128 ; Prélude en ut majeur BWV 566. Manuel Tomadin, orgue Schnitger de l’église Martinikerk de Groningen (Pays-Bas). Livret en anglais (avec registrations). 2021. TT 71’54. Brilliant 95941

Son salaire d’Arnstadt n’y suffisait pas, les voitures hippomobiles ne seront pas pour lui. En ce lundi 18 octobre 1705, un Johann Sebastian de vingt ans chaussa donc ses souliers pour parcourir à pieds les quatre cents kilomètres qui le menèrent à Lübeck, où il put entendre à la Marienkirche ce Buxtehude que lui avait tant vanté son mentor Georg Böhm. On ignore si les deux hommes se rencontrèrent ou si l’apprenti se contentait d’écouter le vieux maître, assis religieusement dans l’église. Cette conjecture alimente le récit que romança Gilles Cantagrel chez l’éditeur Desclée de Brouwer (2003). Ce pèlerinage détermina en tout cas la première manière de Bach qui, de retour à Arnstadt en janvier 1706, s’attira les reproches du consistoire en ce qu’il déroutait les fidèles par des chorals trop savamment élaborés. C’est cette influence que le présent disque entreprend d’illustrer : des œuvres de l’aîné qui ont pu inspirer le style de son jeune auditeur, et des œuvres de celui-ci qui témoignent de cette esthétique nord-allemande. 

Un tel enjeu revient périodiquement courtiser la discographie. Le récent CD de Vincent Boucher à Montréal (Atma) n’avait pas convaincu quant à son choix de programme. Le volume 88 de l’édition Bachakademie (Hänssler), qui ambitionnait le même rapprochement (influences de Georg Böhm et Dietrich Buxtehude), débutait et s’achevait par les BWV 551 et 566 que nous retrouvons avec Manuel Tomadin. Sous les doigts de Wolfgang Zerer, les glabres textures du Hinsz (1733), la mate acoustique de la Petruskerk de Leens présentaient ces pièces sous un bien autre visage que le majestueux instrument de la Martinikerk de Groningen, un joyau de la facture baroque néerlandaise. Monumental, mais surtout réputé pour sa douceur, son velouté et la variété de ses ressources : 53 jeux sur trois claviers et pédalier. Cet orgue convient à merveille aux Fantaisies de choral tel le Gelobet seist Du, Jesu Christ, une des huit que Buxtehude écrivit dans ce genre, et dont les séquences se trouvent ici exposées sur d‘éloquentes et chaleureuses registrations. Excellente idée d’avoir songé à inclure le Wo Gott der Herr nicht bei uns hält, récemment redécouvert (2008) et qui daterait de 1707-1708 ; une des deux seules Choralfantasien (avec le BWV 718) attribuées au Cantor de Leipzig.

Après son Bruhns/Hasse chez Dynamic en 2013 et au fil des parutions chez Brilliant (les Strunck, Peter Morhardt, Vincent Lübeck, l’album Rosa Mystica…), le docteur Tomadin (auteur d’une thèse sur les Variations Goldberg) se confirme comme un spécialiste du répertoire nord-allemand. Notre disque vient encore affirmer ses qualités : ampleur de l’architecture, intelligence de l’ornementation, et surtout un regard poète que l’on goûtera dans le Nun komm der Heiden Heiland ou le Vater Unser im Himmelreich. Pour l’enchanteresse et divine Passacaille, Manuel Tomadin privilégie la netteté des Principaux, qui dignifient les récitations sur basse obstinée. Sur des consoles typiquement gouailleuses comme à Basedow (Martin Rost chez MDG, 1991), la Toccata en ré mineur vibrait d’une rugosité à laquelle ne peuvent prétendre les anches cossues et les tentures moelleuses de la Martinikerk. On gagne en contrepartie une puissance et un aplomb que l’interprète italien vient judicieusement exalter (les turbulences de pédalier, les zébrures fantasques de l’introduction) et illuminer (la transition sur la suave Holfluit à 3’13). L’exigeante partie de pédalier, symptomatique de l’école septentrionale, est parfaitement maîtrisée par Manuel Tomadin, comme on le vérifiera aussi dans le BuxWV 137, conclu par une ciaconna (3’54) d’une noble envergure.

Une envergure qui s’avère hélas un peu encombrante pour le trépidant BWV 551 dont la registration chargée et les trilles ajoutés contrarient peut-être l’élan, qu’inhibent aussi les entrées pedaliter (0’53, 1’16) : revers d’une prestesse ambitieuse, une approche un peu lourde et solennelle qui occasionne l’unique regret durant ce parcours d’une heure douze. Une négligeable déception que rattrape le grandiose BWV 566, écho des polyptiques buxtehudiens dont Manuel Tomadin articule superbement les panneaux, déployés sur l’impressionnant plenum et le fameux Praestant 32’ du lieu : édifiante conclusion couronnant un album fort bien conçu et réalisé, à classer au rang des meilleurs parmi ceux qui confrontent ces deux génies de l’orgue germanique.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

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