Messiaen pour Europalia India

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La "Turangalîlâ-Symphonie" pour piano solo, ondes Martenot et grand orchestre (1946-1948)
Soirée haute en couleurs organisée par le Brussels Philharmonic dans le cadre du Festival international des arts Europalia qui a pour thème cette année l’Inde. Si les invités du Festival qui assistaient à la soirée ne connaissaient ni l’œuvre, ni le compositeur, certains ont dû rester surpris et chercher bien loin le rapport avec la culture indienne. Pourtant le lien est bien présent, d’une part dans le titre qui, en Sanskrit, est un terme polysémique signifiant  chant d’amour, hymne à la joie, temps, mouvement, rythme, vie et mort. Diverses significations qui sont d’ailleurs utilisées par Messiaen pour définir les quatre thèmes cycliques de l’œuvre. D’autre part, dans la richesse des timbres et la profusion de percussions (y compris les claviers) qui rappellent une composante importante de la musique hindoue, celle du gamelan de l’île de la Sonde. Dans cette œuvre, le pianiste reprend son rôle d’instrument percussif en alternant entre sa position de soliste et celle d’instrument d’orchestre, rôles antagonistes très bien rendus par le pianiste Jan Michiels.
La Turangalîlâ-Symphonie est une œuvre qui prend définitivement plus de sens au concert qu’en entregistrement. Les jeux de timbres et de superposition entre les différents groupes de l’orchestre sont un excellent exercice de démonstration de la cohérence de l’orchestre, traité ici comme un ensemble organique. Ce type de répertoire convient d’ailleurs particulièrement bien au Brussels Philharmonic dont chaque groupe est solidement campé. Nous retenons la superbe performance des cuivres, toujours fidèles à eux-mêmes. Remarquable direction de l’orchestre assurée par Jun Märkl qui, entre autres, au cours de son imposante carrière, a travaillé auprès de Leonard Bernstein, qui dirigeait la création de la Turangalîlâ-Symphonie à Boston le 2 décembre 1949. Märkl dirige avec assurance cette partition truffée de complexités rythmiques et mène l'orchestre avec brio entre les moments de solennité et les périodes plus énergiques.
Le public était-il celui du festival, du Brussel Philharmonic ou de Messiaen? Qu’importe, il semble avoir grandement apprécié la soirée qui s’est terminée par une longue et chaleureuse ovation.
Hubert Bolduc-Cloutier

La puissance de l'amour
Seule et unique oeuvre de ce concert, la colossale Turangalîla-symphonie ne manque jamais d'impressionner. Commandée par Serge Koussevitzky en 1945 et créée par Leonard Bernstein en 1949, elle s'inscrivit tout de suite au répertoire, pour ne plus le quitter. Si l’on en compte quelque vingt enregistrements, les exécutions publiques sont plus rares, étant donné l'immense effectif à réunir. Voilà pourquoi la grande salle Henry Le Boeuf était bien pleine ce samedi 7 décembre, pour accueillir le Brussels Philharmonic (ex-orchestre de la radio flamande), le chef germano-nippon Jun Märkl et ses deux solistes, le pianiste Jan Michiels, ancien lauréat du Concours Reine Elisabeth, et Thomas Bloch l'ondiste. Le chef était flanqué à sa droite des ondes Martenot, tandis que le xylophone, le célesta et le piano occupaient le flanc gauche du front. Ainsi mise en place, l'armée s'est lancée à l'assaut de cet imposant massif de 77 minutes. Märkl connaît bien son Messiaen : il a même enregistré deux excellents CD Naxos, dont les Poèmes pour Mi et Et expecto resurrectionem mortuorum. Cette familiarité avec l'univers du compositeur se remarquait : aisance et jubilation ont caractérisé son interprétation. En outre, le Brussels Philharmonic semblait gonflé à bloc et a, en effet, sonné à la perfection, emplissant la salle des harmonies somptueuses du compositeur montagnard. Pas d'oiseaux dans les dix mouvements, ni non plus de substrat religieux, ce qui rend Turangalîla plutôt unique dans le corpus du Maître. Hymne au jeu de l'Amour et de la Mort, il évoque un torrent émotionnel, en s'inspirant de Tristan et Yseult. Un seul mouvement est purement lyrique et doux : il s'agit de "Jardin du Sommeil d'amour". L'onde Martenot y déroule une longue mélodie planante, irisée de petites grappes sonores du piano : Michiels et Bloch en ont bien rendu la passion chaleureuse. Les autres mouvements sont, à des degrés divers, beaucoup plus développés et surtout d'une impressionnante intensité sonore. Märkl a parfaitement perçu la complexité rythmique de la partition, héritée de l'intérêt de Messiaen pour la musique de l'Inde (le titre est d'ailleurs un mot sanscrit). C'était une joie de pouvoir suivre cette superposition de rythmes différents en toute clarté. La vitalité mélodique n'était pas en reste, les thèmes se gravant d’emblée dans la mémoire. Grâce au formidable orchestre, l'auditeur a pu enfin admirer la maîtrise instrumentale de la partition : cuivres et percussions s'y sont donné à coeur joie. Les solistes ont opté tous deux pour la discrétion : Bloch n'a jamais dominé l'orchestre - le danger de l'onde Martenot - et Michiels réintégrait l'ensemble après ses cadences, sans vouloir s'imposer de manière concertante. Märkl dominait tout son monde en grand démiurge. Il a eu bien raison de faire lever les principaux pupitres aux saluts finals. S’il a quelquefois cédé à la tentation de l'orgie sonore et d'un volume paroxystique, qui peut lui en vouloir : l'Amour n'est-il pas tout puissant ? Une soirée grandiose.
Bruno Peeters
Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, le 7 décembre 2013

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