"Notre Sacre", pour un printemps des peuples et des arts

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Il y a deux ans et demi, Les Dissonances et leur directeur musical avaient déjà joué Le Sacre du Printemps à la Philharmonie de Paris, lors d’un concert qui, formellement, ne cassait que le code d’un orchestre jouant sans chef (ce qui, surtout avec cette œuvre, n’est tout de même pas rien !). Nous avions commencé notre chronique en faisant allusion à la mythique et mouvementée création de ce chef-d'œuvre, il y a maintenant 111 ans, par ces mots : « Heureux les Parisiens qui... ». Nous pouvons les reprendre pour parler de cette, à nouveau, mémorable soirée.

Cette fois, d’autres codes tombent. Le ton est donné avec une rapide apparition sur scène des principaux maîtres d’œuvre de la soirée (le rappeur et écrivain Abd al Malik qui déclare « Je m’appelle David et je suis juif », le violoniste et chef d'orchestre David Grimal qui répond « Je m’appelle Malik et je suis musulman », et la chorégraphe Blanca Li qui conclut « et ce soir, nous sommes tous des sœurs et des frères »). Dès leur sortie, bras dessus bras dessous, une voix off nous explique que la soirée bénéficie du dispositif Relax, lequel « facilite la venue de personnes dont le handicap peut parfois entraîner des comportements atypiques pendant la représentation ». Ceux qui en éprouvent le besoin peuvent ainsi sortir et revenir, et même « vocaliser » leur plaisir. Peut-être que si ce dispositif avait été mis en place au théâtre des Champs-Élysées le 29 mai 1913, l’histoire de la musique en eût été changée...Une soirée sous le signe de la paix et de l’inclusion, donc.

Elle commence dans le noir, avec le début du troisième mouvement de la Sonate pour violon seul de Béla Bartók par David Grimal, qui prend ainsi, joué isolément, et de façon aussi recueillie, une allure de prière invitant à la méditation.

Cette Melodia s’enchaîne avec deux premiers textes d'Abd al Malik, où il nous parle, ou nous chante, du printemps puis de la danse de la pluie, avec sa voix profonde, riche, éloquente et, il faut le préciser, parfaitement intelligible. Son frère aîné et complice de toujours, Bilal, est aux manettes musicales, lui offrant une ambiance envoûtante mais qui passe au second plan. Des danseurs entrent, un par un : un premier, torse nu ; puis un second, habillé d’une grande soutane blanche qu’il fait tourner sans discontinuer et sur lequel le dispositif vidéo semble dessiner des motifs mouvants ; et enfin, ils sont plusieurs, tout en haut de la salle, y compris de part et d’autre des tuyaux de l’orgue.

C'est d'ailleurs ici que sont placés les quatre flûtistes et le hautboïste pour la pièce qui suit, Timonia, un arrangement de musique traditionnelle à danser de Russie méridionale. Et cette fois, la danseuse est au milieu des tuyaux.

Après un troisième et dernier texte où Adb al Malik nous interpelle avec le leitmotiv « la folie des grandeurs », et pendant lequel viennent s’installer très lentement les 105 instrumentistes (à leur pupitre) et les 18 danseurs (en pantalon blanc et sweat à capuch -sur la tête- sombre, chacun avec sa chaise, formant une longue ligne devant l’orchestre), c’est en quelque sorte un retour au début, avec un autre mouvement lent d’un chef-d'œuvre hongrois pour instrument à cordes seul du XXe siècle : le début de l’Adagio de la Sonate pour violoncelle de Zoltán Kodály (il ne manquait plus que celle pour alto de György Ligeti), jouée tout aussi intérieurement, et intensément, par Yan Levionnois.

Ici, alors que l’extrait se terminait par la longue tenue du son le plus grave du violoncelle (d’autant que la partition exige que la corde do soit descendue au si), nous pouvions nous attendre à une transition directe avec le tellement irréel solo de basson qui ouvre Le Sacre du Printemps. Il n’en a rien été : pendant que le violoncelliste rejoignait sa place de chef d’attaque, il y a eu une longue séquence d’échauffement, autant pour les instrumentistes que pour les danseurs. Une sorte d’entracte, qui rétrospectivement pouvait en effet s’avérer nécessaire, après cette intense première partie. Elle nous avait permis d’admirer tout le travail réalisé sur les costumes (de Pascal Laajili), les lumières (de Laurent Mercier) et les créations numériques (du studio Carco). Tout cela, d’une simplicité qui fait remarquablement mouche, et joue avec l’architecture tout en courbes de la salle d’une façon absolument épatante. Nous ne sommes pas loin de l’art total !

La seconde partie ne sera pas moins intense... Au programme, donc, Le Sacre du Printemps

Toutes les qualités musicales qui nous ont tant impressionné lors du concert du 20 septembre 2021 sont à nouveau au rendez-vous. Et cette fois, il y a la chorégraphie.

Parmi les 18 danseurs (parité scrupuleusement respectée), 6 viennent de 2 CFA (Pietragalla-Derouault et Danse Chant Comédie). Voilà un élément qui ajoute au caractère inclusif de l'événement. Et il ne nous a pas sauté aux yeux : quels étaient les professionnels confirmés, et quels étaient les jeunes en apprentissage. Il est possible que les rôles les plus exposés aient été confiés aux 12 artistes de la Compagnie Blanca Li, mais ce serait à vérifier.

S'il y a quelques solos dans cette chorégraphie, aucune véritable hiérarchie ne se dégage. Tous ont les mêmes tenues (qui s'allègent progressivement, pour finir par de simples sous-vêtements blancs, de formes variées), et la plupart des mouvements sont très collectifs.

Leur espace vital est assez réduit : toute la largeur de la scène, mais seulement quelques mètres de profondeur. Il faut donc accepter de ne pas voir un spectacle où la danse est reine, mais bien une exécution musicale avec une chorégraphie. Laquelle fait volontiers appel à des performances qui rappellent la gymnastique, voire le cirque. Une énergie palpable circule.

Entre cette mise sur le même plan de tous les danseurs et, derrière eux, cette masse d'instrumentistes qui jouent sans chef, il se dégage une irrésistible expérience aussi puissante sur le plan artistique que sur le plan démocratique.

Le public, habituellement chaleureux à la Philharmonie de Paris, l’était plus que jamais, et a manifesté sans retenue un exubérant enthousiasme, indubitablement mérité.

Une soirée dont on sort avec la conviction que l'art est, plus que jamais, nécessaire dans notre époque violente et incertaine.

Philharmonie de Paris, 13 avril 2024

Pierre Carrive

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