Les Dissonances dans Ravel, Enesco et Stravinsky : une sacrée leçon de musique 

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Heureux les Parisiens d’avant la Première Guerre mondiale qui ont pu, en moins d’un an, assister à deux créations des Ballets russes qui ont marqué l’histoire de la musique !

En effet, le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Élysées, c’était le fameux scandale du Sacre du Printemps, le public n’ayant pas supporté cette musique barbare, inouïe, insoutenable, unique dans la production d’Igor Stravinsky, tellement insensée qu’elle n’eut pas réellement de descendance. Et le 8 juin 1912, au Théâtre du Châtelet, les Parisiens avaient découvert Daphnis et Chloé, immense fresque bouleversante de sensualité contenue, de lyrisme pudique, de transparence aux mille couleurs, qui ne pouvait qu’être l’œuvre de Maurice Ravel. Si cette création n’a pas fait autant de bruit (c’est doublement le cas de le dire, à la fois par la délicatesse des timbres et par la réaction des spectateurs) que celle du « Massacre du tympan », c’est aussi parce qu’elle avait été éclipsée par un autre événement chorégraphique, quelques jours avant et toujours par les Ballets russes, qui fit également scandale pour son érotisme : le Prélude à l’après-midi d’un faune, sur la musique écrite vingt ans plus tôt par Claude Debussy. Oui, heureux Parisiens de ce temps-là !

Ces deux œuvres étaient au programme de ce concert des Dissonances, séparées par une œuvre qui, si elle n’a pas eu en elle-même le même impact historique, est parfaitement représentative du courant contemporain qui introduisait la musique traditionnelle dans la musique dite savante, et qui exerça une influence décisive. L’on ne peut évoquer ce courant sans citer le Hongrois Béla Bartók, bien sûr, mais aussi, dans la Roumanie voisine, Georges Enesco, et en particulier ce Caprice Roumain pour violon et orchestre, qui venait donc s’intercaler entre Daphnis et le Sacre.

La particularité de cet orchestre, Les Dissonances, fondé par le violoniste David Grimal en 2004, est de jouer sans chef d'orchestre. Et ils ne s’en tiennent pas aux œuvres du répertoire classique, ou aux petites formations, comme nous pouvons le constater avec le présent programme, qui est au contraire l’un des plus difficiles que l’on puisse imaginer pour un orchestre symphonique. Signalons d'ailleurs que Les Dissonances sont actuellement en tournée avec un autre programme qu’ils présentent en alternance, et qui comprend deux autres pièces pour violon et orchestre (le Poème de Chausson et le Tzigane de Ravel), un autre ballet de Stravinsky (L’Oiseau de feu), et rien moins que le Concerto pour orchestre de Bartók ! Les formations qui jouent simultanément deux programmes aussi exigeants sont rares. Une seule le fait sans chef d'orchestre. 

Du reste, Les Dissonances est le seul ensemble au monde à fonctionner ainsi. Que son existence soit menacée depuis que l’Opéra de Dijon a mis fin à sa résidence en Bourgogne en est d’autant plus incompréhensible. Quelles qu’en soient les raisons, il faut très vivement espérer qu’une autre solution soit trouvée. À la fin du concert, David Grimal a fait une déclaration en ce sens. Puisse-t-elle être entendue...

Daphnis et Chloé pour commencer, donc, avec sa Deuxième Suite d’orchestre. Certes, la magie de ce chef-d'œuvre opère réellement quand on écoute le ballet intégral. Mais avec les extraits choisis par Ravel pour cette Suite, qui correspondent en réalité au troisième tableau, le concert s’ouvrait avec ce radieux miracle qu’est le Lever du jour. Aussitôt, nous sommes sous le charme des 85 musiciens dont nous sentons le sens musical dans chaque intervention, et qui parviennent, par leur seule écoute mutuelle, à une étonnante souplesse. Les quatre flûtistes, avec chacun un instrument spécifique, nous enchantent littéralement ; il faut dire que le compositeur les a exceptionnellement gâtés. Les violons aussi nous charment par leur osmose voluptueuse. 

Les deux harpes sont disposées de part et d’autre de l’orchestre, élargissant ainsi l’espace sonore, même si par moments l’équilibre général manque un rien de plénitude ; c’est là le seul point, et encore est-il loin d’être rédhibitoire, où l’on se dit qu’un chef d’orchestre pourrait manquer. Le tambour et le tambour de basque sont placés au beau milieu de l’orchestre, probablement pour que tous les musiciens puissent les entendre, dans la mesure où en l’absence d’un chef ce sont souvent eux qui, dans la dernière pièce, servent de repère rythmique. Cette Danse générale, qui conclut impérialement, avec son entêtement endiablé, aussi bien le ballet intégral que cette Deuxième Suite, est ici prise à vive allure. Les Dissonances ne réfrènent pas leur énergie et nous emmènent dans un tourbillon sonore, presque à la limite de la dureté, mais tellement entraînant que le public exulte, irrésistiblement conquis.

Suivait le Caprice roumain qu’Enesco a laissé inachevé malgré la quinzaine d’années qu’il a passées à y travailler, et qui a été terminé, d’après des manuscrits retrouvés bien après sa mort, à la fin des années 1990. C’est une œuvre en quatre mouvements, dont le titre ne laisse pas deviner la dimension contemplative, méditative, spirituelle, et dont on peut se demander pourquoi elle n’est pas plus souvent jouée alors qu’elle ne peut que séduire des publics très divers. Et, de fait, celui de la Philharmonie lui a fait un accueil particulièrement chaleureux. 

Les unissons du début (cordes, cor anglais et basson, puis soliste, clarinette et contrebasse), tellement typiques de l’écriture d’Enesco, impressionnent par la caractérisation des timbres et la liberté des interprètes. David Grimal y est souverain techniquement, à l’aise dans tous les modes de jeux que le compositeur, l’un des meilleurs violonistes de son temps, s’est plu à diversifier. Sa lecture est certes très classique (il n’allonge pas légèrement les troisième et sixième croches du 6/8 du Tempo di hora comme le ferait un « authentique » lǎutar roumain), mais pleine de sève et de fièvre, vraiment captivante. Et puis, toujours, ce travail sur les timbres, fascinant. Certes son Stradivarius y est pour quelque chose. Quand, dans le troisième mouvement, il joue dans la partie haute de la corde grave, descendue d’un ton, nous entendons des sonorités rares et étranges.

Pressé au moins autant par les musiciens de l’orchestre que par le public, David Grimal a donné en bis, en soulignant son rapport avec le Lever du jour du début du concert, une Aurore (premier des deux mouvements de sa Sonate pour violon seul N° 5) d’Eugène Ysaÿe parfaitement maîtrisée techniquement, jusque dans la très périlleuse justesse des doubles-cordes aiguës, pleine d’élégance et bien dans l’esprit rapsodique de l’œuvre précédente.

Après l’entracte, place au Sacre du Printemps. Avouons un peu d’inquiétude : une centaine de musiciens, d’une moyenne d’âge très jeune en tout cas chez les cordes, et dont on peut donc imaginer qu’ils n’ont pas joué ce Sacre des dizaines de fois, dans une œuvre aussi difficile, aussi complexe en particulier rythmiquement, sans chef d'orchestre ? Cela paraît inconcevable. Et pourtant...

D'entrée, l'Introduction frappe par la liberté que prennent les musiciens, et bien entendu tout particulièrement le basson ; l’ambiance est féérique. Le ton est donné d’un Sacre qu’on a entendu plus vif, plus inquiétant, plus brutal ; Les Dissonances lui donnent une élasticité inhabituelle, avec parfois un léger swing. Dans l’ensemble, l’accent est mis sur le mystère, la sensualité, la délicatesse. 

Bien sûr, dans les parties les plus féroces, ils savent aussi être stridents, rudes, sauvages. Mais dès que cela est possible, la sensibilité et l’expression reviennent, les musiciens prennent le temps de phraser, et si la débauche d’énergie ne connaît aucun temps faible, c’est bien cette impression d’un grand rituel collectif, dans un but spirituel, qui perdure, davantage que la cruauté d’un sacrifice humain par une tribu bestiale. 

Heureux les Parisiens contemporains qui ont assisté au concert des Dissonances à la Philharmonie !

Pierre Carrive

Philharmonie de Paris, le 20 septembre 2021

Crédits photographiques : Benoît Linero

 

 

 

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