Paavo Berglund, le gaucher formidable 

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Paavo Berglund : The Warner Edition. Complete EMI Classics & Finlandia Recordings. 1970-1997. 42 CD Warner Classics. 5 054197 661501.

Warner rend hommage au chef d’orchestre finlandais Paavo Berglund (1929-2012) en éditant un beau coffret qui reprend ses enregistrements pour différents labels de la firme EMI et Finlandia. Très apprécié dans le monde anglo-saxon, le chef a marqué son temps par trois intégrales des symphonies de Sibelius et tant de gravures majeures de ses poèmes symphoniques et autres partitions. Pourtant ce coffret permet de retrouver le musicien a son affaire dans des œuvres de compositeurs français, britanniques, tchèques ou russes. Bienvenu, il nous offre l'opportunité de revenir sur sa carrière.  

Né à Helsinki, Berglund étudie le violon dès l'enfance et joue d'un instrument fabriqué par son grand-père. À l'âge de 18 ans, il opte pour une carrière de musicien professionnel contre l’avis de son père et il commence à se produire sur scène, dans des orchestres de danse, dans des restaurants ou au mess des officiers d’Helsinki. Il suit un parcours académique à l'Académie Sibelius, puis à Vienne et à Salzbourg. Impressionné par  Wilhelm Furtwängler à l’occasion d’un concert à Helsinki, il profite de ses études à Vienne pour suivre des répétitions et des enregistrements avec le grand chef alors qu’il est également marqué par  Hans Knappertsbusch. 

De 1949 à 1958, il intègre l'Orchestre symphonique de la radio finlandaise, dans la section des premiers violons. Il était le seul instrumentiste à bénéficier d'un siège adapté au fait qu'il jouait du violon en tant que gaucher, Berglund fut aussi l’un des rares gauchers de la direction (avec Donald Runnicles). Il se lance dans la direction d’orchestre dès 1949 en fondant son propre orchestre de chambre avant d’initier, en 1953, l'Orchestre de chambre d'Helsinki.  En 1955, il est nommé chef associé de l'Orchestre symphonique de la radio finlandaise, dont il sera le chef principal de 1962 à 1971.  La tradition chorale est très vive en Finlande et Berglund dirige aussi le chœur de l'association des étudiants de l'université d'Helsinki : la Société chorale académique (Akateeminen Laulu), de 1959 à 1961.  En 1975, il devient directeur musical de l'Orchestre philharmonique d'Helsinki, poste qu'il occupe pendant quatre saisons. Il fut aussi l'un des animateurs, avec son cadet Jukka-Pekka Saraste de l’Orchestre de chambre finlandais, phalange d’élite qui réunissait les meilleurs musiciens des orchestres du pays.   

A l’étranger, il est directeur musical de l’Orchestre symphonique de Bournemouth de 1972 à 1979 avant d’être chef invité du Royal Scottish National Orchestra (1981-1085). Au nord de l’Europe, mais en dehors de Finlande, il est à la tête de l’Orchestre philharmonique Royal de Stockholm de 1987 à 1990 et de l’Orchestre royal du Danemark de 1993 à 1998. Il fut également l’un des invités réguliers de l'Orchestre philharmonique de Berlin, de l'Orchestre symphonique de Londres, de la Staatskapelle de Dresde, de l'Orchestre philharmonique d'Israël, de l’Orchestre de chambre d’Europe. 

Paavo Berglund fut essentiellement un chef symphonique malgré quelques apparitions dans la fosse : le public finlandais se souvient d’une série de représentations légendaires de Fidelio de Beethoven avec l'Opéra national de Finlande à Helsinki en 2000 (avec rien moins que  Karita Mattila, Matti Salminen, Jaakko Ryhänen)

Il donne son dernier concert, en 2007, avec l’orchestre philharmonique de Radio France avec au programme la Symphonie n°4 de Jean Sibelius. 

Chef très méticuleux dans sa préparation des partitions, il était redoutablement exigeant en répétition, parfois demandant bien plus que ce que les musiciens pouvaient donner, tout en s'y avérant taiseux. Sa gestique très économe et précise alliée à sa grande connaissance des partitions en faisait un chef idéal pour des phalanges anglo-saxonnes avides de ce type de chef capable de leur insuffler l’énergie au concert. Cette approche méticuleuse au service de la musique faisait du chef un accompagnateur magistral des concertos capables de s’adapter à des types de personnalités très différents sans jamais tirer la couverture à lui. Autre caractéristique du chef : la constante exigence envers le respect des musiques. Une symphonie de Sibelius ou de Chostakovitch est traitée avec la même dévotion et la même hauteur de vue qu’une Valse de Glinka ou de Glazounov. De même l’accompagnement d’un Concerto de Glazounov est dirigé avec autant de soins que le Concerto de Sibelius. 

Sibelius, sans cesse sur le métier 

Le nom de Paavo Berglund est naturellement associé à l”univers de Jean Sibelius. Outre 3 intégrales, le chef a gravé le premier enregistrement mondial de la Symphonie Kullervo. Lors de ses années comme violoniste à l’orchestre radio symphonique, il put être reçu en audience, avec une délégation de musiciens, chez Sibelius à  Ainola, en tant que membre de la délégation de l'Orchestre de la Radio, la filiation musicale était directe. Méticuleux dans sa préparation des œuvres, Berglund travaille en profondeur. Alors qu’il prépare un concert avec la Symphonie n°7, il constate que les partitions sur les pupitres comportaient de nombreuses erreurs. Il commence alors à les corriger tout en poursuivant ses recherches au point de mener à la  publication d'une nouvelle édition de la symphonie en 1980. Ancien violoniste d’orchestre, il était redoutablement exigeant dans les coups d'archets dont il veillait à ce qu’ils soient scrupuleusement reportés sur les partitions des instrumentistes. 

La rigueur du chef se matérialise dans son traitement des œuvres de Sibelius. Il refuse les effets spectaculaires recherchant la clarté dans la masse instrumentale, parfois radiographique mais jamais glaçante. Ce travail aboutit sur l’incroyable intégrale réalisée au pupitre de Chamber Orchestra of Europe dans les années 1990. Paavo Berglund dirige un effectif instrumental allégé qui lui permet de creuser le texte comme jamais. La masse instrumentale y gagne en acuité, en plastique souple et en énergie brute. Fini les vastes aplats colorés ou tutti surpuissants, mais place à une motorique et une agilité qui revisitent complètement des partitions. Des trois intégrales, c’est de loin la plus exceptionnelle par la radicalité du geste et le regard qu’elle ouvre sur des symphonies. Sur la deuxième marche du podium, nous plaçons la première intégrale gravée à Bournemouth dans les années 1970. On aime ici l’énergie qui se dégage de l’orchestre allié à la direction tranchante du chef. Sibelius est vivifié avec une nervosité électrique qui parcourt les pupitres. L’intégrale avec le Philharmonique d’Helsinki (années 1980) se veut caractéristique d’une approche rigoureuse et concentrée anti-spectaculaire avec un orchestre qui connaît les moindres recoins de cette musique. Cependant, on peut trouver cette somme un peu timide à force d’être trop probe. Autre immense enregistrement sibélien : le Concerto pour violon avec la fabuleuse Ida Haendel à Bournemouth, une gravure que l’on tient pour la plus phénoménale de ce cheval de bataille des salles de concerts. Tout est fabuleux : le ton, la précision technique de la soliste, les nuances, les tempi. L’orchestre superbement dirigé répond aux moindres sollicitations, fusionnant même dans un final idéal de panache et de charisme. On se régale encore des deux gravures de Kullervo,minérale et altière ou des poèmes symphoniques ou musiques de scènes, toujours traitées avec exigence et dévotion. Notons que pour cette deuxième gravure avec l’Orchestre philharmonique d’Helsinki, les forces chorales masculines de l’Université d’Helsinki (le légendaire YL Chorus) sont renforcées par le choeur d’homme de la République alors soviétique d’Estonie. Dans cette œuvre au ton patriotique, Paavo Berglund se plaît à associer des musiciens estoniens alors sous le joug soviétique. 

Cap au nord 

Bien évidemment, Sibelius n’était pas l’unique compositeur venant du nord de l’Europe que Berglund défendit au disque. Grieg était également l’un de ses terrains favoris et le coffret reprend deux albums avec les grands tubes : Suites de Peer Gynt et Danses symphoniques avec le Bournemouth Symphony Orchestra. On sait les orchestres anglais à leur affaire dans cette musique colorée et contrastée qui sied si bien à la qualité de leur pupitre. Berglund sculpte avec amour et dévotion cette musique qui brille comme un diamant. L’univers de Carl Nielsen collait parfaitement aux qualités de la direction de Paavo Berglund qui laisse une intégrale majeure enregistrée avec l’Orchestre Royal du Danemark. On peut également compter sur une interprétation irisée et soignée du Concerto pour piano avec en soliste de génial John Ogdon.  On retrouve ici une Symphonie n°5 captée à Bournemouth, interprétation vigoureuse et racée de ce chef d'œuvre magistral bien trop sous-estimé. Quelques charmantes pièces de démonstrations comme la Rhapsodie suédoise d’Hugo Emil Alfvén ou la célèbre Entrée des Boyards de Johan Halvorsen complètent ce panorama des contrées nordiques 

Répertoires russes

En tête de gondole, Warner nous offre une sélection de Symphonies de Chostakovitch : n°5, n°6, n°7, n°10 et n°11 enregistrées dans les années 1970. On tient du grand Chostakovitch porté par un Bournemouth Symphony Orchestra grandiose d’ampleur des tuttis et de qualité de ses pupitres ! L’excellent booklet nous rappelle qu’en cette décennie, les symphonies de Chostakovitch n’étaient pas tant jouées au Royaume-Uni et que le chef apporte une excellence instrumentale alors inconnue.  Paavo Berglund trouve un ton équilibré entre une puissance orchestrale et une motricité narrative. Ces interprétations tapent juste avec une émotion contrôlée mais jamais surjouée : la très délicate Symphonie n°6 avec son mouvement introductif se déploie, menée par un sculpteur des sons qui soigne les détails en évitant l’enlisement du tempo.  On apprécie le contrôle impeccable des équilibres et la gestion parfaite des tempi qui font de ces symphonies des classiques du répertoire. Les passages explosifs des Symphonies n°7, n°10 et n°11 sont de grands moments d’art de la direction. L'aventure se poursuit avec un formidable Concerto pour violoncelle n°1 avec Paul Tortelier et une excellente lecture des deux concertos pour piano avec la jeune Cristina Ortiz.

La baguette du chef convient parfaitement à quelques partitions illustrées comme la Valse-Fantaisie de Glinka, la Valse de concert de Glazounov ou la Suite tirée du Coq d’Or. Sans jamais brusquer la matière, le chef tire toute la sève et les couleurs de ces musiques qui ne sonnent jamais secondaires ou mineures. Les accompagnements de concertos sont toujours exemplaires tant au service des solistes -que ce soit le “Rach 3” avec le jeune Leif Ove Andsnes dont Berglund contrôle et dynamise le charisme pianistique total- ou le rare et savoureux Concerto n°1 de Glazounov avec un John Ogdon impérial. 

Chemins de traverses 

Le coffret présente quelques enregistrements plus inattendus. Au sommet, on place un cycle intégral de Ma Patrie de Smetana avec rien moins que la Staatskapelle de Dresde !  Un enregistrement fixé à Dresde en 1978. Bénéficiant d’un orchestre miraculeux (le chef avoua ensuite que c’était le plus fabuleux orchestre avec lequel il avait pu travailler), Paavo Berglund soigne cette œuvre avec un travail magistral sur les texturées aérées et sur les équilibres entre les pupitres. Il n’y a certes pas la puissance narrative des grandes versions tchèques qui y font peser le poids de l’histoire, mais le chef met en évidence la beauté pure et brute de l'écriture de Smetana. En bonus des LP d’époque, on retrouve deux pièces de Antonín Dvořák : le Scherzo Capriccioso et la Rhapsodie slave, également magnifiée par les timbres magiques de la phalange saxonne. 

À Bournemouth, Paavo Berglund avait naturellement enregistré de la musique anglaise : un album dévolu à la musique bigarrée d'Arthur Bliss, les concertos pour violon et pour violoncelle de Walton, le concerto pour violon de Britten et des oeuvres de Ralph Vaughan Williams : les Symphonies n°4 et n°6, le concerto pour hautbois et The Lark Ascending. Outre les concertos pour violon qui bénéficient de la présence magistrale d’Ida Haendel, il faut apprécier les deux symphonies de Vaughan Williams : puissance granitique et angles saillants dans la Symphonie n°4 et parfaite lisibilité et motricité dans la Symphonie n°6. 

Enfin, on pourra écouter avec passion l’enregistrement, complètement oublié, de la Symphonie en ré mineur de César Franck. Berglund s’y dévoile idéal avec une vision qui combine la verticalité et l’horizontalité avec des tempi allants.  

Dès lors, ce coffret est une pierre angulaire par la qualité interprétative mais aussi par la démarche d’un chef qui ne cesse de travailler et de remettre sur le métier, ne se contentant jamais de facilité, ouvrant sans cesse les partitions pour en questionner le contenu. 

Note globale : 10

Pierre-Jean Tribot

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