Philippe Jaroussky : heureux musicien !

par

Philippe JAROUSSKY, contre-ténor : « Seule compte la musique » Conversations avec Vincent Agrech. Papier musique, 2019, 171p. 18 euros, ISBN 978-2-37907-042-6, collection Via Appia

A l’aube de la quarantaine, le contre-ténor Philippe Jaroussky célèbre les vingt ans d’une brillante carrière aussi bien sur les scènes d’opéra qu’au disque, dans le répertoire baroque, sacré, contemporain comme dans l’univers feutré de la mélodie française. Point de départ d’un entretien qui dépasse le format journalistique, sans tout à fait atteindre celui d’un livre, le journaliste et producteur Vincent Agrech -interlocuteur expansif, perspicace, usant du tutoiement, tout en restant lui-même dans l’ombre- pose la question de la définition

 (controversée) de la voix de contre-ténor. Pour Philippe Jaroussky, c’est très simple : « si l’on comprend que les appellations de contre-ténor et de haute-contre ne désignent pas des tessitures mais des techniques de chant. ». Un haute-contre, ténor dont la voix est naturellement placé haut, utilise sa voix de « poitrine » (le terme « poitrine » étant équivoque, celui de « placement medium et grave » aurait semblé plus exact à l’auteur de ces lignes) et allège ses aigus en les mixant avec la voix de tête. Le contre-ténor, lui, utiliserait sa voix de tête et passerait en « poitrine » dans ses graves (même observation). Alto, mezzo ou soprano, ses illustres représentants iraient d’Alfred Deller, Henri Ledroit à James Bowmann ou Andreas Scholl, tandis que Russel Oberlin se rapprocherait du haute-contre. Parlant de la voix masculine aiguë, le chanteur évoque les rôles d’altos masculins dans les oratorios de Haendel qui n’étaient pas destinés à des castrats ainsi que le répertoire religieux dont le jeune Panito Economou interprétant Er ist vollbracht sous la direction d’Harnoncourt donne un admirable exemple ; voix qui, selon lui, donnerait une idée du timbre des castrats. Des enregistrements existants d’Alexandro Moreschi, seul castrat survivant au début du XXe siècle, il retient très justement la « saturation expressive du chant » ; art autant dépourvu d’angélisme que de joliesse, suscitant une émotion très particulière. Et c’est là l’un des trésors que recèle ce livre : il donne des repères (les graves de Marilyn Horne par exemple), des pistes sonores (« you tube » et la vidéographie annexe), et visuelles, en particulier l’adaptation télévisuelle de Mitridate de Mozart par Jean-Pierre Ponnelle dirigée par Harnoncourt. Du point de vue de l’interprétation, Philippe Jaroussky s’inspire de nombreux chanteurs reflets de sa propre sensibilité musicale telle la miraculeuse Anne-Sofie von Otter dans le Scherza infida d’ « Ariodante » sous la baguette d’un Marc Minkowski en état de lévitation. Mais la question de la musicalité -de cette grâce mystérieuse qui rend inoubliables nombres d’interprétations dont celles de Philippe Jaroussky lui-même- reste en suspens .

 En revanche, le regard du chanteur sur son propre parcours offre un témoignage simple. Une enfance chaleureuse dans une famille de la classe moyenne, les aléas de sa vocation de violoniste –sincère- ses doutes, son humilité, son exigence, sa curiosité enthousiaste, ses capacités de travail, de résilience, la conscience des limites de sa voix comme l’acceptation et la maîtrise des projections fantasmées sur son physique charmeur, l’énumération des personnes charnières de sa carrière... tout démontre de rares qualités de discernement et de connaissance de soi. Ainsi des collaborations fructueuses avec Jean-Claude Malgoire, Emmanuelle Haïm et Christophe Spinosi, sans dénier les impasses (René Jacobs) ou les rencontres plus nuancées (Gérard Lesne). L’appréciation des partenaires qu’il admire constitue également un guide précieux, de Max-Emanuel Cencic à Franco Faggioli en passant par Christina Pluhar, la grande libératrice. Si les anecdotes relatives à Cecilia Bartoli relèvent d’une certaine banalité, l’admiration qu’il lui voue constitue une preuve supplémentaire de sa propre exigence artistique. Son expérience du studio comme le panthéon de ses compositeurs révérés où Vivaldi et Haendel figurent en bonne place à côté de Bach, sans oublier les contemporains telle Kaijia Saariaho (Only the sound remain) et les mélodistes français, donnent lieu à des observations tout à fait intéressantes.

En ce qui concerne des développements plus approfondis sur l’art baroque et celui du bel canto, le lecteur devra se contenter d’allusions sonores ou visuelles (réalisations de Malgoire et Ponnelle).

Les derniers chapitres nous montrent un homme accompli qui a su construire une vie privée harmonieuse source de partage et de transmission (création avec son compagnon Sébastien Leroux, en 2017, de L’Académie Philippe Jaroussky dans le cadre de la Seine musicale à Boulogne Billancourt), un musicien capable d’innover à travers la direction d’orchestre, un amoureux de la musique qui reste étonnement lucide. En effet, s’il annonce en titre que «seule compte la musique», c’est pour conclure : «Allons, tous au travail !». Tout est dit.

Bénédicte Palaux Simonnet

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