Pionnière et enivrante intégrale pour orgue du Padre Martini

par

Giovanni Battista Martini (1706-1784) : œuvre d’orgue intégral. Manuel Tomadin, orgues des églises San Floriano (Val di Zoldo), Santa Giustina (Auronzo di Cadore), San Giacomo (Polcenigo), San Andrea (Venzone), SS. Simone e Taddeo (Borca di Cadore), San Sebastiano (Dignano), du sanctuaire della Madonna della Ghiara (Reggio Emilia), de l’église luthérienne de Trieste, de la cocathédrale de Feltre (Italie). Livret en anglais. Juin 2020 à octobre 2021. TT 11h37'46. Brilliant 96182

Érudit, bibliophile, musicographe, pédagogue, compositeur : la vie de Giovanni Battista Martini se partagea entre la foi et les partitions. Après de brillantes études, il fut admis dans les ordres au Monastère San Francesco de sa Bologne natale. Il en devint maître de chapelle à seulement dix-neuf ans. C’est de là qu’il correspondit avec des sommités de l’époque, là qu’il enseigna durant cinq décennies sans demander rétribution, à des élèves venus de toute l’Europe. Un certain W.A. Mozart prit des leçons (un CD de Stefano Molardi chez Divox rendait hommage à cette rencontre). Une personne désintéressée, affable, modeste, -vénérée comme telle. Et prolixe : de la musique sacrée bien sûr, mais aussi des symphonies, et de nombreuses pages pour clavier.

Même si cette autorité était reconnue dans le répertoire et l’esthétique du passé pour sa « mémoire vivante » (il écrivit un manuel de contrepoint), même s’il cultiva toujours le goût de l’ancienne école romaine patronnée par Girolamo Frescobaldi, il sut acclimater son art à la sensibilité du temps, perméable au Rococo, ouvert à l’arioso, au canto fiorito, dans une veine lyrique qui forge le charme opératique de ce corpus. À toute époque, qui d’autre fit si joliment chanter les tuyaux ? Parfois, rarement, avec une pointe d’amertume (les douloureux tuilages de l’Elevazione en fa mineur, CD8, ne font-ils pas penser à l’introduction du Stabat Mater de Pergolèse, dans la même tonalité ?), comme pour mieux exhausser les innombrables saveurs environnantes. 

Jusqu’à ce jour, la discographie ne s’était pourtant pas affolée autour de l’œuvre d’orgue du Padre Martini, invité sporadiquement dans les anthologies XVIIIe siècle de style galant. Combien peu d’albums qui lui soient entièrement consacrés ?! Parmi lesquels Ennio Cominetti chez MDG (2001) et Urania (2017). Même les deux fondamentaux recueils de Sonates pour clavier ne rencontrèrent que fugitivement la faveur des micros, si l’on excepte le témoignage de Susanna Piolanti dans les 12 Sonate D'Intavolatura Per L'Organo E Il Cembalo (Amsterdam, 1742), au clavecin certes, et d’Ottaviano Tenerani pour les 6 Sonate (Bologne, 1747), partagé entre orgue et clavecin, à l’instar de Daniele Proni dans l’intégralité de cet opus 3 et quelques autres pièces (Elegia, 2018).

Comme dans ses coffrets labourant Johann Ludwig Krebs, Hans Leo Hassler et Christian Erbach chez le même label, Manuel Tomadin voit large et ose la course de fond, l’immersion totale : rien moins qu’une intégrale annoncée, soit ici une douzaine d’heures au compteur. Un jeu de piste. On ne sait selon quels critères les œuvres ont été réparties sur les neuf disques, toujours est-il que l'affectation optimise les minutages, fort copieux (78’47, 75’15, 77’42, 79’32, 77’41, 79’09, 75’23, 78’36, 75’41). Nous n’avons pas vérifié l’inventaire, en tout cas les deux grands recueils de sonates sont là ; à ceci près que la cinquième de l’opus 3, dédiée au clavecin, n’apparaît pas, alors que le parcours inclut les première et troisième conçues pour le même instrument. Le reste fournit moisson de doucereuses Sonate sui flauti, de Toccatas, d’Elevazioni, de (simili)solennels Pieni, mais aussi des contributions liturgiques (les deux messes du CD5, hélas assénées d’un bloc, sans plagination) aussi courtisanes que l’avenant de cette production. Qui méconnait ce répertoire se demanderait si de tels sortilèges ne sont pas un peu… sacrilèges.

Malgré les constantes séductions de la plume de Martini, ou en raison de celles-ci, vaudrait-il mieux ne pas tout ingurgiter à la suite, sous peine de crise de foie ? Un langage voué à l’hédonisme, et pas peu superficiel : on vous aurait bien recommandé la continence. On ne l’aurait donc pas parié, mais force est d’avouer que la découverte exhaustive s’avère addictive : le breuvage, tel l’élixir du Révérend-Père Gauchet, vous fait languir de la prochaine lampée et surtout lorsque l’abus serait déraisonnable. Les recettes ne lassent guère (on salue ici un certain génie de la loquacité), les gourmandises se renouvellent, d’autant que Manuel Tomadin choisit les registrations en maitre-queux. Autre incitation à l’immodération : le coffret alterne les lieux d’un disque à l’autre. Non moins de neuf orgues historiques d’Italie du Nord, dont cinq signés de Gabriel Callido, tous construits à la fin du settecento sauf celui de Val di Zoldo (1812, le dernier de ce facteur), et le Pescetti de Polcenigo, un brin antérieur (1732). La plénitude racée des Principaux, les Flûtes enchanteresses, les basses pulpeuses, les anches verveuses qui nous emmènent au théâtre (dès l’Aria en si bémol du CD1, mais aussi l’inénarrable Post communio de même tonalité dans le CD5, et bien d’autres) : on se pâme, surtout quand les prises de son flattent ainsi l’oreille. Parfois trop : le CD7 capté à Trieste connaît un volume sonore très supérieur au huit autres,-ajustez le niveau d’amplification sous peine que le coruscant Tronci en devienne boursouflé et intrusif sous le tympan.

On regrette seulement un livret touffu et essentiellement biographique, qui s’attarde trop peu sur la présentation des œuvres et leurs sources. Au demeurant, à l’écoute, la volonté de complétude n’a pas compromis le soin de la réalisation, menée sur seulement seize mois. Manuel Tomadin, que l’on sait expert dans les contrées moins lumineuses et plus austères de l’Allemagne du Nord, fait ici preuve d’une imagination sonore et d’une volubilité latine qui font mieux que convaincre : subjuguer, souvent. L’industrieuse fourmi se double d’une cigale. Le marathon n’empêche ni le perfectionnisme ni la préciosité. En la matière, on observera que la dernière page de notice détaille la température et l’hygrométrie de chaque session. Coquette sollicitude. Pour ce grand œuvre euphonique et son interprétation, vive et chamarrée, cette inépuisable boîte à bonbons érige un puissant rempart contre toute morosité.

Son : 9,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 8,5 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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