Célia Oneto Bensaid et la traversée dantesque de Marie Jaëll
Marie Jaëll (1846-1925) : Pièces pour piano d’après une lecture de Dante : Ce qu’on entend dans l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis. Célia Oneto Bensaid, piano. 2021. Notice en français et en anglais. 69.00. Présence Compositrices PC001.
Voici le premier album d’un nouveau label français qui s’est donné pour mission de faire découvrir en premières mondiales des œuvres inédites, de permettre à des œuvres de qualité déjà enregistrées de bénéficier d’une autre version, d’enregistrer des monographies de compositrices du passé, de permettre un premier disque à certaines d’aujourd’hui. Pour plus de détails, on lira l’entretien accordé à Pierre-Jean Tribot, le 16 novembre 2022, par Claire Bodin, dont le Festival « Présences féminines » met en valeur depuis quinze ans la création musicale féminine, et par Jérôme Gay, directeur du nouveau label. Pour entamer la série que l’on espère abondante, honneur est rendu à Marie Jaëll et à ses Pièces d’après une lecture de Dante, que l’Allemande Cora Irsen a gravées dans son intégrale pianistique de la compositrice, au milieu de la décennie 2010, pour Querstand.
L’Alsacienne Marie Jaëll, née Trautmann, est l’élève de Henri Herz au Conservatoire de Paris avant d’étudier la composition avec Camille Saint-Saëns. À vingt ans, elle épouse le pianiste et compositeur autrichien Alfred Jaëll (1832-1882), avec lequel elle donne des concerts au cours de tournées, mais dont elle sera veuve à trente-cinq ans. Elle commence à composer dès 1870 ; sa période de créativité va s’étendre sur plus de deux décennies, et sera accompagnée par la publication de traités pédagogiques. Influencée par Liszt, Marie Jaëll en est aussi une interprète magistrale : elle joue l’intégrale du maître de Weimar en public à Paris. Après l’écriture de pages pour piano seul, elle ajoute à son catalogue des partitions concertantes, avant de revenir au clavier virtuose avec des morceaux d’allure postromantique, mais aussi des tentatives expérimentales. Elle se lance en 1893 dans un vaste projet inspiré par la lecture de Dante, que situe la musicologue Florence Launay dans sa notice qui reprend globalement les pages signées en 2006 dans son ouvrage Les compositrices en France au XIXe siècle (Fayard). On découvre aussi des extraits du Journal de la créatrice et de sa correspondance avec Saint-Saëns, sélectionnés par Marie-Laure Ingelaere.
Marie Jaëll écrit en août 1893 à Camille Saint-Saëns, qui l’a soutenue au point de lui dédier son premier concerto pour piano, qu’elle est alors occupée par une telle profusion et de si drôles d’idées pendant l’écriture de ces pièces autour de Dante, dont elle prend conscience de l’originalité. Quelques jours plus tard, elle déchantera après la réaction mitigée de Saint-Saëns, en précisant que Liszt lui aurait fait meilleur accueil et l’aurait poussée à marcher en avant. Le triptyque d’après Dante paraît chez Heugel en 1894, mais il marque la fin de l’activité de compositrice de Marie Jaëll, très critique envers elle-même et sans doute découragée par la réception de son mentor.
Pourtant, quelle aventure que cet hommage à Dante, dont la dimension et les accents lisztiens apparaissent dès la première des dix-huit pièces, six pour chacun des trois univers de l’écrivain florentin ! Laissons la parole à l’interprète, Célia Oneto Bensaid (°1992) : (…) la technique pianistique tout entière est passée en revue, des gammes aux arpèges en passant par les octaves, les déplacements, les tierces, sixtes, chromatismes, mais également au travers des pièces lentes dans lesquelles la recherche sonore doit être approfondie, réfléchie. Le tout avec des harmonies parfois visionnaires, laissant penser que Scriabine ou Debussy ne sont pas loin… A la manière d’une grande fresque qui se révèle inspirée et souvent exaltante, c’est bien à une « traversée dantesque » que nous invite la virtuose, qui fait de pages aux accents obsessionnels comme Appel, ou lucifériens comme Sabbat, des moments ardents, révélateurs d’un Enfer menaçant, avec le thème du Dies irae en permanence. Le Purgatoire, entre Pressentiments, Alanguissements ou Obsession, laisse deviner le combat poétique intérieur, quasi philosophique, que la créativité de Marie Jaëll livre à travers une technique éblouissante qui lance souvent des cris vers la lumière. Celle-ci sera pleinement présente au Paradis, dans l’Apaisement, la Quiétude ou la Contemplation extatique conclusive. Ici, l’introspection dominera, avec une tendance à la douceur, voire à l’épanchement, qui touche l’auditeur au plus profond de lui-même.
Ce triptyque, de bout en bout attachant, est le reflet d’une sensibilité à la fois passionnée et tendre, qui se nourrit de Liszt mais révèle aussi l’univers personnel de Marie Jaëll, au sein duquel on retrouve même, comme le signale Florence Launay, un langage original qui permet de la placer a posteriori parmi les précurseurs de la musique minimaliste.
Cet album remarquable, enregistré en mars 2021, bénéficie de l’investissement fervent et généreux de Célia Oneto Bensaid. Il inaugure avec éclat un catalogue prometteur. On attend avec impatience de futures publications qui ouvriront la porte à d’autres horizons féminins, aussi riches et aussi passionnants.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix