Déroutant récital de viole dans les parterres du Baroque français

par

Forqueray Unchained. Antoine Forqueray (1671-1745) : Chaconne La Buisson ; La Mandoline ; La Dubreuil ; Jupiter ; La Sylva ; La Montigni ; La Ferrand ; La Tronchin. Marin Marais (1656-1728) : Allemande & Double ; Plainte ; La Guitare ; Prélude. Louis Couperin (c1626-1661) : Passacaille en ut majeur. Robert De Visée (1650-1725) : Sarabande ; Courantes I & II ; La Mascarade. Manuscrit Vaudry de Saizenay : Prélude. André Lislevand, basse de viole. Jadran Duncumb, théorbe, luth. Paola Erdas, clavecin. Février 2018 & avril 2019. Livret en anglais, français et italien. TT 61’40. Arcana A486

Le livret n’en dit mot, cependant comment s’empêcher de considérer un clin d’œil mythologique ? Pour le punir de ses audaces et le supplicier par un aigle lui dévorant le foie, Zeus fit enchaîner Prométhée. C’est un Forqueray déchaîné que cet album prend pour titre, se référant « à une approche artistique de la musique, qui veut repousser les contraintes pour gagner la liberté d’être, penser, sentir, et proposer ». Une ambition humaniste voire prométhéenne autour du compositeur de la Jupiter (sic) qui reste sa plus célèbre pièce parmi celles publiées deux ans après sa mort par son fils Jean-Baptiste. Peut-être en guise de « vengeance morale », comme l’avance Paola Erdas dans son texte : afin d’exorciser cette odieuse figure paternelle qui battait sa femme et maltraitait la progéniture ? Pas au point de faire entraver son rejeton (et rival !) sur un rocher du Caucase, mais du moins le faire emprisonner à Bicêtre et demander son bannissement.

Le programme emprunte à trois des cinq Suites des 1747 (la deuxième en sol majeur, la troisième en ré majeur, la cinquième en do majeur) : huit pièces du père, aucune des trois signées par le fils, soit un quart des trente-deux que compte le recueil. Mêlées à des pièces de même tonalité, tirées d’autres compositeurs de l’époque. Quatre pages de Marin Marais : Plainte et Prélude accompagnés par théorbe ou luth, La Mandoline conclue à 2’58 avec l’intervention de Rolf Lislevand (sur… une mandoline). On retrouve aussi le père d’André Lislevand, producteur de l’album, dans une lecture de La Guitare jouée à la guitare baroque, entendue avant sa version princeps pour viole. Réciproquement, trois opus que Robert De Visée écrivit pour les cordes pincées sont arrangés pour viole et théorbe. On admire en solistes le luth dans un Prélude du Manuscrit Vaudry de Saizenay, admirablement tressé par Jadran Duncumb, et le clavecin (d’après un Blanchet/Taskin de 1770) dans la Passacaille de Louis Couperin : Paola Erdas y envoûte par une main gauche onctueuse et l’élasticité de son toucher. La même souplesse qui trame la Montigni, lovée, hypnotique, progressant dans un état second. Semblable décantation nous vaut une Sarabande exhalée dans un havre de « zénitude », et une Ferrand qui sait suggérer la danse en délestant ses pas.

Disons-le tout net : l’interprétation risque de dérouter. Littéralement et d’emblée, puisqu’en plage 1, La Buisson est préludée par une sorte d’improvisation autour des Voix Humaines de Marais, avant que la chaconne ne trouve son propre chemin (0’24) et nous y promène par un archet musard et évanescent. L’épithète « unchained » doit-elle se comprendre comme la licence poétique qui autorise André Lislevand à des phrasés parmi les plus personnels qu’on ait entendus dans ces œuvres ? Les amateurs d’un jeu carré et sculpté en seront pour leurs frais. Tout avance, se dessine sans en avoir l’air, sans muscler les attaques et en dégrafant les lignes de force. Les cordes semblent effleurées, privilégient la résonance harmonique, au risque d’instabiliser la conduite, de morceler le discours, d’exagérer la déglutination (La Dubreüil ; le Prélude de la Suite en do mineur). Le propos y perd sa gravité, au sens de l’ethos mais aussi d’une dépondération du spectre tonal : la légèreté de l’appui atténue le bas du registre et favorise un medium et aigu chatoyants. Ainsi désincarcérer le texte émancipe une riche imagerie, volontiers psychédélique, et corollairement amenuise les tensions internes. Exemple dans une Jupiter dépressurisée dont l’épanode s’en trouve lénifiée, au gré d’une ballade qu’on croirait innocente, démarquée de la démonstration acariâtre, du chaudron de bile qu’on entend d’ordinaire ; toutefois l’inventivité de l’accompagnement, les trépignements hagards, l’ingéniosité des relances signent une lecture insolite, insolemment ludique, dont le déploiement organique captive. En guise de tonnerre et foudre, une fascinante boule à plasma ! Inattendu, mais in fine convaincant, et même addictif.

Certes la sonorité du gambiste n’est pas orthodoxe ni toujours flatteuse, mais paraît la résultante décomplexée d’une inspiration sans borne (la Plainte, La Sylva vont se chercher si loin…) En cette heure de musique, on ne viendra pas quérir un bréviaire d’orthodoxie : mieux vaut laisser ses habitudes au vestiaire, et se laisser envahir par une aventure riche d’horizons inaperçus et de révélatrices voies de traverse. Parfois en patte-d’oie : allez savoir pourquoi cette Mascarade au terme du voyage nous fait autant songer à une rengaine folk qu’à la complainte du Leiermann de Schubert !

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

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