Ravel plus magique que jamais avec Cédric Tiberghien, Francois-Xavier Roth et Les Siècles
Maurice Ravel (1875-1937) : Concerto pour piano, Concerto pour la main gauche, Pavane pour une infante défunte, Mélodies. Cédric Tiberghien, piano ; Stéphane Degout, baryton, Les Siècles, direction : François-Xavier Roth. 2022. 73’52 - Textes de présentation en français et anglais. Harmonia Mundi HMM 902612
Ce n’est pas tous les jours qu’un nouvel enregistrement vient revendiquer une place en haut de classement dans une discographie aussi riche que celle des concertos pour piano de Ravel. Est-ce à dire que le collectionneur devrait se débarrasser des précieuses versions Michelangeli/Gracis et Argerich/Abbado du Concerto en sol ? Ou du témoignage historique de Perlemuter/Horenstein ? Ou des deux gravures dirigées par Pierre Boulez avec en solistes Krystian Zimerman et Pierre-Laurent Aimard (ce dernier parfait dans le Concerto pour la main gauche, mais un peu guindé dans celui dit en sol) ? Ou des excellents Collard/Maazel ? Certes, non. Mais cette nouvelle version est désormais à compter au nombre des meilleures. D'autant plus, qu'elle propose le premier enregistrement des éditions révisées Ravel Edition de ces deux partitions concertantes, éditions révisées auxquelles Cédric Tiberghien a pris part comme membre du comité de lecture. Une évidence musicale et éditoriale !
Ce qui fait si fortement pencher la balance en faveur de ce nouveau venu, c’est l’extraordinaire clarté et la mise en avant des inouïes richesses orchestrales de ces partitions obtenues par la direction fouillée et analytique (mais certainement pas clinique) du chef, alliée aux superbes timbres des instruments d’époque, à commencer par les fabuleuses sonorités des vents, si authentiquement français. Si on y ajoute la chaleur des cordes en boyau des archets des Siècles et l’oreille infaillible du chef, on obtient un tissu orchestral d’une rare transparence qui permet mieux que jamais d’apprécier l’originalité de l’écriture et de l’instrumentation de Ravel, écrin parfait pour un soliste tout simplement inspiré.
La prestation de Cédric Tiberghien serait d’ailleurs remarquable sur un piano actuel, mais le choix d’un beau Pleyel « Grand Patron » de 1892 (hélas, non représenté dans l’excellent livret) est vraiment à saluer. Le caractère et la sonorité de cet instrument sont à mille lieues des monstres de puissance et d’homogénéité que sont devenus les pianos de concert contemporains. On est charmé ici par la clarté de l’instrument, par ces basses sans lourdeur, ce médium soyeux, ces aigus cristallins et légèrement percussifs si typiques de ce grand facteur. C’est ainsi que dans l’Adagio assai du Concerto pour piano, le timbre de l’instrument permet d’éviter la lourdeur mécanique qu’on constate si souvent à la main gauche dans le soliloque d’ouverture du piano que Tiberghien construit -comme l’ensemble du mouvement- avec patience, délicatesse et imagination. Et que dire des superbes interventions des vents dont l’imbrication avec le piano est tout simplement parfaite ? Magnifiquement joué par Stéphane Morvan, le cor anglais Lorée de 1890 -ni nasillard, ni trop vibré- dialogue merveilleusement avec le soliste. Mais tant d’autres détails sont perçus avec une totale clarté, comme les harmoniques de harpe qui semblent venues d’un autre monde dans un premier mouvement où à certains moments l’orchestre sonne comme un gamelan. La façon dont les bois, vifs et moqueurs, dialoguent avec un piano hyperactif et transparent dans le Presto est un régal.
Toutes les qualités du soliste, de l’orchestre et du chef se retrouvent bien sûr également dans le Concerto pour la main gauche. Dès l’entrée menaçante du contrebasson, la transparence des timbres orchestraux est une merveille. Après l’introduction cataclysmique menée de main de maître par Roth, Tiberghien saura tout au long de l’oeuvre faire preuve autant de fermeté que de délicatesse (et le beau Pleyel n’y est pas pour rien), et ce jusqu’à l’apothéose finale de l’oeuvre.
Après avoir brillé dans les concertos, Cédric Tiberghien offre en guise de bis la si galvaudée Pavane pour une infante défunte, rendue ici avec dans une atmosphère de rêverie un peu parfumée quoique sans minauderie aucune.
Le pianiste se montre aussi un accompagnateur de choix pour le baryton Stéphane Degout -invariablement viril, ferme, à la voix chaude, à l’articulation claire et au vibrato bien mené- dans trois cycles de mélodies de Ravel. Dans Don Quichotte à Dulcinée, on apprécie particulièrement la belle réussite des artistes dans l’hispanisante Chanson à boire qui clôture le cycle. Les Deux Mélodies hébraïques sont autant de réussites. Le Kaddisch est interprété avec beaucoup de dignité et en évitant l’émotion facile, alors que l’Enigme éternelle est rendue avec une vraie simplicité dépourvue de toute ironie.
Stéphane Degout aborde les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé sans préciosité dans ce cycle destiné à l’origine à une mezzo-soprano, alors que Tiberghien ne fait pas vraiment regretter l’ensemble de neuf musiciens de la partition originale, surtout dans l’exquis halo de piano de Soupir. Et c’est sur la belle mélodie de jeunesse Sainte (toujours sur texte de Mallarmé) que les deux complices mettent le point final à une superbe parution.
Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10
Patrice Lieberman