A la découverte de pages concertantes de Fernande Decruck

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Fernande Decruck (1896-1954) : Sonate en ut dièse pour saxophone (ou alto) et orchestre. Poème héroïque pour trompette solo en ut, cor solo en fa et orchestre. Concerto pour harpe et orchestre. Carrie Koffman, saxophone ; Amy McCabe, trompette ; Leelanee Sterrett, cor ; Chen-Yu Huang, harpe ; Jackson Symphony Orchestra, direction Matthew Aubin. 2022. Notice en anglais et en français. 67.02. Claves 50-3046.

Si le nom de la Française Fernande Decruck, née un jour de Noël dans une famille dont le père, Ferdinand Breilh, est commerçant à Gaillac dans le Tarn, n’est pas familier pour bien des mélomanes, il est cependant connu des pratiquants du saxophone, instrument pour lequel cette compositrice au riche catalogue a écrit un grand nombre de partitions. Dès ses huit ans, la jeune fille apprend le piano à Toulouse avant d’accéder au Conservatoire National Supérieur de Paris. En 1922, elle étudie l’orgue avec Eugène Gigout ; nommée professeure assistante d’harmonie, elle va contribuer à la formation d’Olivier Messiaen. Devenue professeur d’orgue en 1926, elle est initiée à l’improvisation par Marcel Dupré. On la retrouve à New York en 1928 pour une tournée de concerts. Elle s’est mariée entretemps avec le saxophoniste Maurice Decruck (1892-1966) qui est aussi contrebassiste et va être engagé à ce poste par le Philharmonique de New York alors dirigé par Arturo Toscanini. Ce séjour de quelques années aux USA va être interrompu par un accident à la main de Maurice Decruck qui va l’obliger à devenir éditeur de musique à Paris ; il publiera une série de partitions de son épouse et contribuera notamment au lancement de la carrière d’Edith Piaf. 

Si son mari est installé dans la capitale, Fernande Decruck s’établit avec ses trois enfants à Toulouse où elle enseigne. Elle rejoindra Paris au début des années 1940, séparée de son mari, mais jouée en salles de concerts par des chefs d’orchestre comme Paul Paray ou Jean Fournet. Devenue professeur à Fontainebleau où elle est titulaire de l’orgue de l’église Saint-Louis, elle divorce en 1950. Des soucis financiers vont assombrir la fin de sa vie, accompagnés d’une santé de plus en plus défaillante qui la verra mourir d’une attaque à l’âge de 57 ans. Fernande Decruck laisse un catalogue fourni : œuvres pour le piano et l’orgue, musique de chambre, musique symphonique et concertante, musique vocale, et une petite quinzaine de musiques pour film, notamment à l’époque du cinéma muet. Ce n’est pas une oubliée du disque : on trouve des albums dédiés à ses pages pour saxophone sous les labels Daphanéo, NoMadMusic (le Quatuor Ellipsos), Fidelio, MSR Classics ou Saxophone Classics.

Le présent hommage réservé à Fernande Decruck par le label suisse Claves est dû à une équipe de musiciens américains qui n’ont pas oublié la présence remarquée de la compositrice lors de sa période aux USA. On découvre en première discographique trois œuvres des années 1940 qui témoignent de la qualité d’inspiration de la musicienne. La Suite en ut dièse pour saxophone (ou alto) de 1943 est présentée comme sa partition la plus connue. Elle est dédiée à Marcel Mule (1901-2001), un virtuose de l’instrument qui, selon la notice, en enregistra le troisième mouvement, Fileuse. Une atmosphère impressionniste, avec des passages mystérieux, se dégage d’un ensemble dont l’écoute se révèle séduisante, avec un rondeau final sous forme de marche héroïque. C’est un professeur de Yale, Carrie Koffman, qui souligne avec talent l’inventivité des belles couleurs et des nuances du saxophone dans cette page subtile d’un peu plus de quinze minutes.

Le Concerto pour harpe de 1944 est dédié à Pierre Jamet (1893-1991) qui fit une partie de sa carrière aux Concerts Lamoureux et fonda un célèbre quintette instrumental qui donna des concerts dans le monde entier. La notice signale que Fernande Decruck n’était pas tout à fait satisfaite de sa création et souhaita que le dernier mouvement soit coupé dans sa version définitive. Vœu ici respecté. Ce qui n’empêche pas d’apprécier la délicatesse, la fluidité et le climat rustique, parfois malicieux, qui s’en dégage, tout cela souligné par Chen-Yu Huang, originaire de Taiwan et harpiste principale du Jackson Symphony Orchestra. Quant au fougueux Poème héroïque pour trompette solo, cor solo et orchestre de 1946, aux couleurs bien américaines, il est joué, semble-t-il, en première mondiale. Il est placé dans le programme entre les deux autres partitions. Contrastes rythmés et passages aériens montrent à quel point Fernande Decruck maîtrise les interactions entre les deux instruments solistes. La trompettiste Amy McCabe, qui ne se limite pas au répertoire classique et est aussi une chambriste active, et la corniste Leelanee Sterrett, qui fait partie du Philharmonique de New York depuis 2013, prennent un plaisir manifeste à dialoguer dans ce Poème dont la compositrice fit une réduction pour trompette solo et piano pour Roger Voisin (1918-2008), qui fut de l’aventure de Charles Münch avec le Symphonique de Boston. 

Au fil de ces partitions dont la mise en évidence est une initiative qu’il faut saluer, Fernande Decruck se révèle habile dans l’art de l’orchestration, que le Jackson Symphony Orchestra du Michigan, qui existe depuis 1949, sait révéler avec justesse sous la baguette de son directeur musical depuis 2017, Matthew Aubin, qui a une formation de corniste. La notice signale qu’il est un grand défenseur des compositrices, et un spécialiste de Fernande Debruck à laquelle il a consacré, grâce à l’obtention de bourses, des recherches poussées et des éditions critiques. Il a organisé à sa mémoire une série de concerts. Le présent album est en quelque sorte un point d’orgue de cet intérêt qui devrait se poursuivre par d’autres enregistrements. En couverture et à l’intérieur de la notice, quelques photographies en noir et blanc, issues d’archives familles, montrent la compositrice au quotidien, y compris devant un orgue. 

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

 



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