Récital de clavecin contemporain, en solo ou avec électroacoustique

par

« Musique ? » Modern and electro-acoustic works for harpsichord. Tōru Takemitsu (1930-1996) : Rain dreaming ; Henry Cowell (1897-1965) : Set of four ; Kaija Saariaho (*1952) : Jardin secret II ; Gavin Bryars (*1943) : After Handel's Vesper ; Anahita Abbasi (*1985) : Intertwined distances ; Luc Ferrari (1929-2005) : Programme commun « Musique socialiste ? ». Mahan Esfahani, clavecin. Livret en anglais, français, allemand. Juillet 2019. TT 79’52. Hyperion CDA68287

Des grands clavecinistes non-spécialisés dans l’avant-garde qui s’aventurent dans le contemporain ou l’enregistrent, ça existe. Même discrètement. Qui se souvient, dans la collection Agon (1996), du Bartok-Ligeti-Ohana d’Huguette Grémy-Chauliac, pionnière du renouveau des pratiques historiques des compositeurs de l’Ancien-Régime français ?  « Cet album est l’aboutissement d’années de réflexion sur des pans sous-explorés du répertoire de clavecin » s’enorgueillit Mahan Esfahani, qui avoue aussi sans vergogne l’avoir abordé pour des raisons plus alimentaires : faire entendre le spectre moderne dans des salles de concert rémunératrices et non se cantonner aux cénacles de la musique ancienne. Extraire l’instrument de sa vocation conservatrice, l’inscrire dans une tradition vivante. « Ce n’est pas un vieil instrument, vous n’êtes pas des auditeurs passifs, et je ne suis pas qu’un exécutant qui se lance dans un monologue » résume-t-il.

Quelle belle philosophie, d’humilité et de partage ! Et cette anthologie ne répond à aucun enjeu autre que rassembler des pièces qu’affectionne l’interprète d’origine libanaise : à rebours de la tendance au naming et aux albums qui placardent leur concept, quel sage et honnête projet que voilà ! Pour autant, ce CD porte un titre, interrogatif, narquois : musique que tout cela ? Et n’est pas dépourvu de structure, puisque le programme suit une voie sinon chronologique, du moins progressivement expérimentale voire clinquante. La discontinuité maussade de Rain dreaming (tressé d’accords et de brefs motifs) contraste avec Programme commun de Ferrari, foncièrement pulsatile, laissant battre une sorte de boîte à rythme techno-music, tandis qu’un clavecin pugilistique dilacère l’espace sonore, jusqu’au fracas ; la transe se dissout dans une stridulation et autres frottements d’élytres. Magnifique et addictif.

Les six œuvres durent entre six et dix-neuf minutes, s’étalent de 1960 (Set of four, qui date des dernières années de Cowell) à 2018 : le tout récent Intertwined distances, commandé par Esfahani à sa compatriote. S’y spatialisent des échos de clavecin en quadriphonie, mêlés à de sourds grondements qui ouvrent une perspective cosmique, hérissés de déflagrations. Jardin secret II recourt aussi au traitement électroacoustique, à partir de bandes préenregistrées retravaillées en live. Bruitages variés, qui s’entendent comme des ablutions, des pneumas, des percussions, des ricanements, des contorsions. After Handel's Vesper (1995) se nourrit au souvenir que Bryars garde des solos aléatoires de l’emblématique HPSCHD de John Cage, dont il assista à la préparation. Et pourtant, le hasard n’entre pas dans le procédé, autrement que certaines ornementations laissées à l’interprète. C’est plutôt la toccata frescobaldienne qui l’inspira (subtiles irisations dans l’aigu, sur notes méticuleusement relâchées), mais aussi le Baroque germanique (2’13).

Sur son instrument (Jukka Ollikka, Prague 2018) à deux claviers (16’, deux 8’ et un 4’), Mahan Esfahani dispose de l’ampleur et de la couleur nécessaires (les résonnances du Chorale de Cowell). Les deux dernières plages, qui représentent quasiment la moitié du disque, éprouvent plutôt la réactivité de la mécanique, et sa force de projection. Les outrages à nos instruments chéris se sont banalisés, depuis que Cage se mit à introduire dans le corps du piano « des objets divers, des punaises, du cuir, des clous. Ainsi sodomisé, le cul bourré de ferraille, le piano préparé était à même de faire sonner les Sonates et Interludes que nous avons oubliés, Dieu merci » comme persiflait Jacques Drillon dans un article du Nouvel Observateur (20 août 1992). Au demeurant, comme l’indique avec humour le livret, « aucun clavecin ne fut blessé pendant la réalisation de l’enregistrement ». Un disque très abouti, sérieux, et qui échappe à la prétention de se prendre toujours au sérieux. Intelligent mais non rebutant pour le profane. On aime beaucoup.

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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