Réédition bienvenue des Trios à clavier de Beethoven par le Trio Suk

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Intégrale des Trios à clavier op. 1 n° 1 à 3 ; n° 4 op. 11 ; n° 5 op. 70 n° 1 « des Esprits » et n° 6 op 70 n° 2 ; n° 7 op. 97 « Archiduc » ; n° 8 WoO38 ; Allegretto, WoO39. 14 Variations op. 44. 10 Variations op. 121a. Trio Suk (Josef Hála, piano ; Josef Suk, violon ; Joseph Chuchro, violoncelle). 1983-1984. Notice en anglais, en allemand, en français et en tchèque). 257.21. Un coffret de quatre CD Supraphon SU 4297-2.

Fondé en 1951 à Prague, le Trio Suk n’aura connu comme violoniste, jusqu’à sa dissolution en 1990, que le seul Josef Suk (1929-2011), arrière-petit-fils d’Antonin Dvořák et petit-fils du gendre de ce dernier. Le violoncelliste Josef Chuchro (1931-2009) a été de la partie de 1952 à 1956, puis, jusqu’au bout, à partir de 1960. Au piano, Josef Hála (1928-2019) a été présent lui aussi de 1952 à 1956, puis il a repris le flambeau de Jan Panenka lorsque celui-ci a dû quitter ses partenaires en 1979 en raison d’un problème à la main gauche. Au début des années 1960, Suk, Panenka et Chuchro avaient déjà enregistré les Trios op. 1 n° 3, op. 70 n° 1 « des Esprits » et op. 97 « Archiduc » dont Supraphon a proposé une réédition en 2008, dans un album de deux CD avec en complément le Trio op. 99 de Schubert (SU 3959-2). Cette fois, c’est l’intégrale gravée au Rudolfinum de Prague en trois sessions (juin et décembre 1983, avril 1984) pour la Nippon Columbia qui fait l’objet d’une mise en coffret. 

Les versions de cet ensemble de chefs-d’œuvre sont nombreuses, qu’il s’agisse de gravures isolées ou d’intégrales. Il ne s’agit pas ici d’en faire le tour, mais il est nécessaire de rappeler qu’au moment où le Trio Suk a accompli son enregistrement, des lectures historiques de qualité existaient et que des partenaires comme Szeryng/Fournier/Kempff, Stern/Rose/Istomin ou Zukerman/Du Pré/Barenboim, pour ne citer qu’eux, tenaient le haut du pavé. Concurrence redoutable dans une discographie pléthorique, qui n’allait cesser de s’alimenter jusqu’à nos jours. Les « trois Josef » du Trio se devaient de laisser leurs traces dans l’univers du maître de Bonn. Comme le précise le journaliste et critique musical Boris Klepal dans la notice, « ils font entendre un ensemble mûr […]. La voix personnelle du Trio Suk se concentrait dans les partitions de Beethoven, dont l’ensemble avait une longue expérience par ses concerts et pour en avoir déjà enregistré certaines. La musique de ce compositeur hors du commun a trouvé une incarnation unique à travers l’interprétation du Trio Suk qui, par sa gestion de la sonorité d’ensemble, reste encore incomparable aujourd’hui. »

On souscrit à cette affirmation, tout en rappelant, comme Klepal, que la personnalité leader de l’ensemble, qui lui donnait son nom, était le violoniste Josef Suk, personnalité de premier plan. La sonorité de son instrument et son mode de jeu définissaient aussi l’expression globale du Trio, où les cordes dominaient. On notera en effet que Josef Hála, pianiste dont le répertoire s’étendait du baroque au contemporain, fait souvent preuve d’une retenue, pour ne pas dire d’une volonté de discrétion, qui met en avant ses deux partenaires, bien plus encore que Jan Panenka, grand soliste beethovenien, ne l’avait fait avant lui. Cela apparaît clairement dans les trois partitions de l’opus 1 de 1793/95, où Haydn et Mozart sont encore en filigrane ; le discours est éloquent, la technique globale d’une belle hauteur de vue, l’équilibre garanti et les motifs dessinés avec soin, le piano accordant toujours aux cordes la possibilité de distiller leur douceur, leur légèreté et leur sensualité. Cette dernière va se manifester à visage découvert dans les trios les plus célébrés, à commencer par le cinquième, l’opus 70 n° 1 « des Esprits » de 1808, dont le Largo assai ed espressivo central déploie une intimité touchante à forte composante émotionnelle, alors que celui qui le suit, l’opus 70 n° 2, lui aussi de 1808, souvent en retrait malgré la force intrinsèque de ses tempi mesurés, trouve ici de convaincants traducteurs d’un chant qui ne néglige ni l’insouciance ni la joie rythmique. 

La haute inspiration et la puissante structure architecturale de l’opus 97 « L’Archiduc » de 1811 demandent de la noblesse, de l’intensité, de l’élan. Ce dont ne manque pas le pianiste : mis en valeur par la brillante partie qui lui est réservée, il démontre que la virtuosité incisive est aussi son fait, le Trio Suk atteignant ici une ampleur de couleurs et de nuances qui fait de cette partition importante une oeuvre à l’inventivité permanente et au dynamisme irrésistible. La comparaison des Trios 5 et 7 avec la version des années 1960 (avec Panenka) est l’approfondissement d’un mûrissement, car Suk et Chuchro sont comme transportés, notamment dans un Andante cantabile ma però con moto d’une chaleureuse séduction, que le clavier de Hála rend subtile. Dans le reste du programme, les Variations de l’opus 44 apportent d’heureux échanges entre les instruments, tandis que celles de l’opus 121a, qui s’inspirent d’un lied tiré d’un singspiel de Wenzel Müller (1759-1835), détaillent avec esprit les doubles sens introduits par le terme humoristique Kakadu. 

L’intégrale a bénéficié d’une restauration sonore remarquable, rendant à chacun des instruments sa beauté sonore. Celle-ci apporte un supplément de plaisir d’écoute. Nous avons précisé plus avant que les références pour ces versions des Trios ne manquent pas. Cette réédition est en bonne place, elle rappelle une prestigieuse époque de l’histoire du disque au cours de laquelle le Trio Suk s’affirmait comme un ensemble complice aux capacités altruistes, à la technique supérieure et à l’éloquente musicalité. On la placera sur le rayon des intégrales beethoveniennes qui comptent.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix