Dans l'intimité de Chostakovitch

par
Chostakovitch Quatuors

Dimitri CHOSTAKOVITCH
(1906 - 1975)
Intégrale des Quatuors à Cordes
Quatuor Brodsky
2016-DDD-6CD's-Textes de présentation en anglais, allemand, français-Chandos  CHAN 10917

Il est des gens qui ont du génie, d'autres qui ont du métier. Lorsque les deux s'unissent, cela donne des chefs-d'oeuvre, comme ce fut souvent le cas chez Chostakovitch. Son métier, ses élèves et disciples l'attestent, ses 147 opus également dont 15 Symphonies et 15 Quatuors à cordes, quantités qui peuvent sembler dérisoires au regard des classiques mais qui, depuis que le musicien s'était émancipé de ses maîtres, constituent un énorme corpus. Pour les Quatuors, Chostakovitch vient juste en-dessous des 17 de Beethoven, mais dépasse de loin ses confrères en ce qui concerne les Symphonies dont peu osèrent se risquer à dépasser le chiffre fatidique de 9. Contrairement à Beethoven qui composa son premier Quatuor en 1798, un an avant d'entamer sa première Symphonie, c'est assez tard que Chostakovitch "osa" le Quatuor à Cordes, "un des genres musicaux les plus difficiles" disait-il. Il avait 32 ans, treize années après la composition de sa 1ère Symphonie dont le succès l'a honoré toute sa vie, et il venait de mettre la dernière main à la 5e, symphonie d'amendement composée un an après "l'affaire Lady Macbeth". Mais arrêtons ici la comparaison avec Beethoven qui n'avait d'autre but que de mettre en parallèle un point de vue quantitatif.
Il n'est peut-être pas innocent que Chostakovitch se soit penché sur le Quatuor après avoir renoncé à l'opéra qu'il savait trop dangereux pour sa survie. Car le genre -sans paroles!, moins populaire et réservé davantage aux initiés suscitait moins la surveillance des sbires tout-puissants. Le Quatuor pouvait devenir son Journal Intime. Il est intéressant de constater que sur les 15 Quatuors, 12 sont dédiés à des intimes ou à des membres du Quatuor Beethoven -toujours en vie ou décédés- qui assura la création de 13 d'entre eux (du 2e au 14e, l'état de santé du premier violon Dimitri Tzyganov ne lui permettant pas d'assurer la création de ce qui sera le dernier Quatuor du compositeur).
Comme il l'a fait dès 1933 avec les 24 Préludes op. 34 et en 1950 avec les 24 Préludes et Fugues op. 87 pour le piano en faisant suivre les pièces selon l'ordre des quintes et le relatif mineur correspondant, Chostakovitch se proposait d'écrire 24 Quatuors à cordes mais dans un ordre plus aléatoire. A l'heure d'écrire son 15e Quatuor, il déclarait : "la mort tourne autour de moi" et lors de sa création, il ne trouve plus la force de monter sur scène. Neuf mois plus tard, le compositeur nous quittait.
Les 15 Quatuors furent donc composés en l'espace de 36 ans, ou, plus justement, 14 l'ont été en l'espace de 30 ans. Car si le 1er Quatuor date de 1938 avec, déjà, les "marques Chostakovitch", le compositeur attendit six ans pour composer le 2e et dès lors, il n'abandonna plus le genre, soucieux d'exprimer, d'expérimenter, d'apporter chaque fois quelque chose de nouveau : nombre de mouvements, enchaînements de ceux-ci, enchaînement des tonalités, tentatives du dodécaphonisme, formes cycliques, emprunts à ses propres oeuvres ou à d'autres ayant pour toile de fond la mort, la tristesse, la désespérance, l'ouverture sur un abîme, implacable,... Et puis, tout au long du corpus, les "marques Chostakovitch" : l'usage de la Passacaille, les rythmes, autant d'anapestes, de trochées, de dactyles, obsédantes, les cris aigus, grinçants, les tourbillons étourdissants jusqu'à l'insoutenable, la Valse qu'appréciait le tyran se faisant ici ironique, sardonique, grossière, le double langage, le "morendo" qui éteint les mouvements sur le doute ou la résignation, le folklore imaginaire, l'usage de la sourdine, le chant de l'alto, son plus intime confident, le DSCH préfigurant le DSCH que l'on retrouve dès le 5e Quatuor (1952), sceau imprimé avec toute la douleur du monde et qui sera désormais sa signature (répété 87 fois dans le 8e Quatuor), le temps lisse, immobile, tant de "marques" qui conduiront au double langage final, le 15e Quatuor en six mouvements de tempo unique (Adagios), dans la même tonalité sombre de mi bémol mineur, un peu plus de 41 minutes pour conclure le genre que redoutait le compositeur mais où il avait la conscience et la confiance de s'exprimer, d'exprimer l'angoisse et son miroir, cette "politesse du désespoir" que peu ont eu le génie d'exprimer de façon aussi directe, parlant droit au coeur et à l'esprit.
Quelques intégrales ont rendu hommage au corpus des 15 Quatuors ; on retient essentiellement celles du Quatuor Borodine (Melodiya), du Quatuor Beethoven (Melodiya) du Quatuor Rubio (Brilliant) et la réédition toute récente et exceptionnelle du Quatuor Danel (Alpha, 2016)
C'est en 1988 que le Quatuor Brodsky réalisa un premier cycle complet des Quatuors de Chostakovitch qu'il promena ensuite à travers le monde en présentations et mises en scène diverses ; en 1993, il l'enregistrait pour Teldec. Cette nouvelle réalisation, "en live" et dans l'ordre chronologique, donne une autre approche de "mise en scène" créatrice d'atmosphère où les interprètes nous emmènent et on ne sort pas indemne de ces heures d'écoute. Le Journal du compositeur nous est ainsi livré dans toute son intimité avec cette délicate compréhension qui en fait toute la noblesse. Rien de démonstratif ici mais le fruit d'un long compagnonnage avec un des compositeurs les plus énigmatiques et les plus attachants du XXe siècle.
Bernadette Beyne

Son 10 - Livret 8 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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