Réédition collector de la première intégrale de l’œuvre d’orgue de Max Reger

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Max Reger (1873-1916) : le complet œuvre d’orgue ; les arrangements pour orgue d’œuvres de J.S. Bach. Rosalinde Haas, orgue Albiez de l’église Mutter vom guten Rat de Francfort-sur-le-Main. Livret en anglais, français, allemand. Mars 1988 à octobre 1993, réédition 2023. TT 17h38’12’’. Coffret 14 CDs MDG 102 2289-2

Un compositeur, une interprète, un seul orgue, et 14 CD : achevée voilà plus de trente ans, cette intégrale de l’Orgelwerk demeure une singulière référence. La toute première dans la discographie de Max Reger, si l’on excepte celle, un peu moins complète, menée par Kurt Rapf entre 1970 et 1984. Originellement diffusée en volumes séparés, déjà rééditée en coffret, elle fait ici l’objet d’une reparution, dans la nouvelle série Preziosa de MDG. Cette collection mémorielle entend republier des enregistrements chers à Werner Dabringhaus, cofondateur de l’audiophile label allemand, associé avec Reimund Grimm hélas disparu le 15 août 2020. Certains remontent aux prémices de cette société de production, ainsi la Petite Messe solennelle de Rossini, captée en novembre 1976 à Marienfeld. Par rapport au précédent boîtier estampillé Gold (MDG 315 1645-2), le copieux et passionnant livret a été refondu et amplifié, voire décuplé : on passe de 3 à 25 pages dans la traduction française ! Illustrée de rares photos et d’anecdotes sur le contexte des sessions, alimentée par une présentation du compositeur, des œuvres, par des remarques sur l’interprétation : cette exemplaire valorisation contribue au Joker Patrimoine qu’elle mérite d’évidence.

Entreprise l’année qui précéda la chute du Mur de Berlin, cette intégrale se sera conclue en soixante-sept mois : c’est dire le train soutenu pour engranger ces quelque dix-huit heures et mettre alors sur le marché chaque étape de ce marathon. Glorieuse époque où la captation numérique et l’avènement du support compact disc encourageaient de telles aventures ! Qui supposaient une audience prête à suivre ce pari d’envergure, mais aussi un financement. D’abord sponsorisé par un grand patron du secteur commercial, qui s’avoua impressionné par la fulgurante exécution de Rosalinde Haas, le projet fut continué sur les propres fonds du jeune label.

De l’opus 7 à l’opus 145 : vingt-sept œuvres (certaines regroupent une cinquantaine de pièces !), écrites de 1892 (Drei Orgelstücke) à 1916 (Sieben Stücke), qui sont ici documentées par la fondamentale édition de Wiesbaden initiée en 1954. Quelques cycles furent répartis sur plusieurs disques (voir tableau de correspondance pages 110-111), qui répondent à une logique tonale et thématique. Corollairement, cette intelligente distribution implique l’inconvénient d’une écoute morcelée. La fin du parcours inclut les arrangements d’après Johann Sebastian Bach (Toccatas, Fantaisies, extraits du Clavier bien tempéré, les Inventions) –un compositeur que Reger transcrivit abondamment, y compris pour le piano. Ces recréations, parfois infiltrées d’une voix supplémentaire, apparaissent dans les CD 13 et 14 et bénéficient d’une analyse fort détaillée dans la notice.

Rosalinde Haas, qui vient de souffler ses 92 bougies, fut l’élève des légendaires Fernando Germani (1906-1998) et Helmut Walcha (1907-1991). Depuis sa retraite, et toujours maintenant, la grande dame s’exerce sur Die Kunst der Fuge, les Variations Goldberg, le Wohltempiertes Klavier… L’âge semble avoir lâché prise sur cette forte nature. Outre le Cantor de Leipzig, son répertoire au disque témoigne surtout des écoles romantique, symphonique et moderne des aires française (Franck, Dupré, Messiaen) et germanique (Mendelssohn, Reubke, Liszt, Karg-Elert, Schoenberg, Hindemith…). Sa carrière se déroula essentiellement à Francfort/Main et dans le quartier de Niederrad, où fut thésaurisée cette intégrale. À ses élèves de la Hochschule de Düsseldorf, elle recommandait entre autres d’utiliser le pédalier comme Speedy Gonzales : la souris la plus rapide du Mexique, dans le cartoon bien connu !

On ne saurait mieux traduire l’extrême agilité de son jeu, ses phrasés crépitants, et la vivacité de ses tempos qui, quoique fidèles à la partition, contrastaient avec une tradition roide et empesée. Laquelle pouvait tant s’expliquer par une ambition de monumentalité, écartelant la respiration polyphonique, que par la lourdeur de certaines tractions pneumatiques. Face à cette solennité, matelassée façon Bibendum, Rosalinde Haas osait une salutaire promptitude : une contraction de la durée, réduisant parfois de moitié le déploiement que des confrères accordaient à certaines fresques comme le triptyque opus 127. Quitte à ce que son époux, le musicologue Peter Krams, lui reproche malicieusement sa manière « bâclée ». Entre vitesse et précipitation : voici définis les pôles que l’on peut assigner à cette audacieuse revitalisation esthétique. Philologique, certainement. Elle s’avère en tout cas incomparablement stimulante, techniquement de haute volée (qui d’autre pourrait-il jouer à ce rythme sans s’asphyxier ou perdre de vue les grands arcs contrapuntiques ?), et branche l’écoute sous haute tension.

Le partenaire de ces gageures, c’est tout du long l’orgue Albiez qui venait d’être construit en 1984 en l’église Mutter vom guten Rat. Les fans du corpus regerien qui préfèreraient l’entendre décliné sur un panel d’instruments, variant et renouvelant l’attrait en fonction des genres abordés, se reporteront donc plutôt sur les intégrales de Kurt Rapf (quatorze orgues allemands et autrichiens, et même celui de la Riverside Church de New York !), de Roberto Marini (huit orgues du temps de Reger) réalisée en 2011-2013 pour le label Fugatto et compilée en un coffret Brilliant, ou de Martin Schmeding elle aussi bouclée en deux ans (2014-2016), sur treize orgues Walcker et Sauer (Cybele, en SACD, –une approche aussi magistrale que sensuelle). Trois alternatives très désirables ! Toutefois : érigé à une seule tribune, le cycle de Rosalinde Haas y gagne une imparable cohérence, qui nous concentre sur le texte plutôt que sur son vecteur. La transmission mécanique permet et justifie toutes les prestesses. La palette autorise l’élucidation des discours les plus enchevêtrés. Pas de 32’ (sauf par résultante acoustique), pas d’anche 16’ au Hauptwerk, seulement neuf tirants au Rückpositiv pour cette console d’une cinquantaine de jeux, au demeurant assez similaire à la nomenclature que connut Reger à la Meininger Hofkapelle.

Rien de pléthorique pour colorer ou lester le propos, mais des timbres clairs et transparents, des masses qui restent lisibles et lumineuses jusque dans les tutti, et d’immédiats embrayages de perspective garantis par le confort des sélecteurs préprogrammés. Dans toutes ces pages, les registrations employées se réfèrent aux partitions, en les adaptant au lieu et aux intuitions de l’interprète. Décanté et ingambe, ce raffinement accrédite ce que Nietzsche concevait de la Carmen de Bizet : « ce qui est bon est léger. Tout ce qui est divin marche d’un pied délicat ». Sous l’ardeur de la quinquagénaire au sommet de ses moyens et de son inspiration, les chorals luisent d’une ferveur toute rafraîchie, les fragments de Suite brillent d’une concentration néoclassique, les plus larges architectures sont projetées avec une diligence et une franchise sans ambages, –un peu comme la baguette d’un Heinz Rögner, de l’autre côté du Rideau de Fer, dépoussiérait les symphonies de Bruckner. Pour tout amateur d’orgue ou de Reger qui ne connaîtrait pas encore ces témoignages refondateurs et activistes, voici un coffret qui rassemble une ambassade majeure et, quoiqu’indémodée, désormais historique.

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : 10 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10

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