A Genève, Un pianiste de classe : Piotr Anderszewski
Pour sa prestigieuse série ‘Les Grands Interprètes’, l’Agence de concerts Caecilia a invité, au Victoria Hall de Genève le 30 janvier, un pianiste hors pair qui se fait rare depuis plusieurs saisons, Piotr Anderszewski.
Son programme inclut nombre de nouveautés à son répertoire mais commence par l’un de ses chevaux de bataille, la Sixième Partita en mi mineur BWV 830 de Bach. Dès les premières mesures de la Toccata, l’on retrouve cette clarté de jeu n’utilisant les pédales qu’avec parcimonie, ce qui confère une extrême fluidité aux formules en arpège s’appuyant sur des basses de grand orgue. L’Allemande se confine dans les demi-teintes pour se développer rigoureusement en incorporant les ornements à la ligne mélodique, alors que la Courante joue sur les accents alternés entre les deux mains afin d’encadrer de virevoltants passaggi. L’Aria tient du dialogue à deux voix annonçant la Sarabande voilant un insondable mystère que dissiperont la Gavotte articulant délibérément les triolets de croches puis la Gigue, véritable kaléidoscope opposant les lignes de force en un fugato policé.
Piotr Anderszewski a ensuite la judicieuse idée de mettre en parallèle trois des mazurkas de Chopin à cinq extraites de l’opus 50 de Karol Szymanowski. De ce Chopin qui n’a jamais fait partie de son répertoire d’élection, il donne une lecture singulière en s’attachant à l’opus 59 dont il laisse affleurer un rubato rêveur libérant le cantabile sur de sombres accords, quand la seconde s’embue de douces larmes qu’assèche la troisième, plus extravertie, évoquant le souvenir des jours heureux. Les cinq mazurkas composées par Karol Szymanowski dans les années 1924-1925 passent de la confidence à fleur de clavier (n.3) à la veine folklorique à la Bartók (n.7) que tempèrent la 8e par ce triste dialogue à deux voix, la 5e par sa noble progression et la 4e, véritable mazurka aux contrastes virulents.
En seconde partie, leur font écho les Quatorze Bagatelles Sz 38 que Bartók acheva en mai 1938. Le pianiste les aborde avec sobriété, prêtant à la Troisième un coloris translucide qui se durcit avec le choral en accords granitiques de la Quatrième, tandis que la Sixième tient de l’élégie désabusée, la Huitième, de l’étrangeté harmonique qui s’épaissit dans la Neuvième. Les cinq dernières focalisent l’attention par la véhémence des oppositions qui juxtaposent une Dixième dégingandée, une Onzième haletante, une Douzième intériorisée comme un nocturne à une saisissante marche funèbre sous-titrée « Elle est morte », expression de total désarroi que bousculera la valse « Ma mie quie dance » (sic !), truffée d’ironie mordante.
Pour achever son récital, Piotr Anderszewski revient au Bach de la Première Partita en si bémol majeur BWV 825 écrite en 1726 qu’il ébauche comme une invention à trois voix linéaire, enchaînant les divers segments de l’Allemande avec la régularité mécanique d’un solfeggietto pour parvenir à une Courante jubilatoire. Par contraste, la Sarabande a la nostalgie d’un spianato presque immatériel que vivifient la rigueur formelle des deux Menuets et de la Gigue conclusive en forme de brillante toccata. Devant l’enthousiasme du public, l’artiste si réservé le remercie par trois brèves pages de Bartók , Bach et Beethoven. Une éblouissante soirée !
Genève, Victoria Hall, le 30 janvier 2024
Paul-André Demierre
Crédits photographiques : Parlophone Records