Retour de l’intégrale Bach de Bernard Foccroulle, sur une pléiade d’orgues historiques

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : « intégrale de l’œuvre d’orgue». Bernard Foccroulle, orgue. Coffret 16 CD. 1982-2008, rééd. 2023. Livret en français, anglais, allemand. TT 19h38. Ricercar RIC459

Ricercar réédite similiter un coffret précédemment paru voilà une quinzaine d’années (RIC289), qui regroupe des captations menées entre 1982 et septembre 2008, incluant la Fantaisie de choral Wo Gott der Herr BWV 1128 authentifiée cette année-là. En l’état, cette compilation qui s’annonce « intégrale » ratisse large, puisqu’elle inclut des opus parfois négligés par d’autres interprètes : les chorals de la collection Neumeister publiés en 1985 (ici partagés entre deux orgues, principalement celui de l’église de la Sainte Croix de Bettenhausen), les chorals de la Ruddorf Sammlung, et diverses attributions (CDs 5, 10, 16). À l’occasion de ce rhabillage, on peut regretter que n’ait été incluse l’exhaustivité des enregistrements que Bernard Foccroulle consacra à Bach chez ce label.

Manque ainsi L’Art de la Fugue publié en 2010. Les tout premiers volumes (à l’orée du catalogue Ricercar comme l’indiquent leurs numéros de cote) apparaissent aussi tronqués, à la faveur de sessions ultérieures. L’Orgelweke 1 (RIC015-16) à Ottobeuren, dont des lectures très léchées de la Partita BWV 768 (anches à l’appui), est certes repris quasi complètement dans le CD 6, à l’exception du Concerto BWV 594 gravé à Stade en juin 1990. L’Orgelwerke 2 (RIC018-19) qui en mai 1983 rassemblait les six Triosonaten n’a pas été invité, ces Sonates apparaissant aux CDs 15-16 dans leur mouture bicéphale de 1992, à la même Abteikirche de Neresheim (III, IV, VI) et à Ponitz (I, II, V). L’Orgelwerke 3 (RIC026-27) engrangé à la Nieuwe Kerk d’Amsterdam ne prête que le Concerto BWV 592 et le Liebster Jesu, wir sind hier, le reste du programme (le fameux diptyque BWV 565, la grandiose Passacaille, la Fantaisie & Fugue BWV 542, le triptyque BWV 564…) est purement évincé, au profit là encore de remakes plus récents. Malgré les doublons, on aurait aimé retrouver ces anciens témoignages disparus des radars.

Autre déception : contrairement à l’intégrale Buxtehude par le même interprète, le livret (identique à celui de l’édition 2008) n’inclut ni les registrations ni même la disposition des orgues. Le parcours se répartit entre quinze instruments, la plupart historiques (trois Schnitger, quatre Silbermann…), à l’exception du superbe Thomas de l’abbaye de Leffe. Des plus vastes (Jacobikirche de Hambourg, Martinikerk de Groningen, Cathédrale de Freiberg) aux plus intimistes (Pfaffroda, quasiment exempt de réverbération), des plus rugueux (Ponitz, Zella-Mehlis –comment sur ces tuyaux thuringeois s’ébroue la Fugue BWV 561, telle une danse rustique) aux plus enjôleurs (le Schott de Muri, le Holzay de Neresheim). Les œuvres s’avèrent judicieusement distribuées entre les différentes esthétiques et factures : la Pastorale BWV 590, la Pièce BWV 572 sur les ressources francophiles d’Ottobeuren, le « Stylus Phantasticus » du BWV 551 à Norden (cependant, les italianismes du BWV 541 n’auraient-ils mieux chanté sur les tuyaux de Muri ou Neresheim?), les grands cycles liturgiques sur les éminentes consoles de Groningen et Freiberg.

Globalement, l’approche s’équilibre entre lisibilité et éloquence. Un enviable compromis entre les lumineuses mécaniques de Michel Chapuis (Auvidis) et la souple respiration de Marie-Claire Alain (première livraison chez Erato), légitimé par de pertinentes registrations (sans les excentricités de Simon Preston chez DG ou Peter Hurford chez Decca), et une ornementation parcimonieuse (à l’opposé des fioritures d’un Ton Koopman chez Teldec). Estimera-t-on que l’inspiration du jeune Bernard Foccroulle (la faconde de la Fantaisie BWV 562 !), au fil des ans, s’est faite moins poète, moins narrative, plus sobre, comme progressivement élevée par une ascèse des phrasés ? Déjà l’Orgelbüchlein de 1985, antithèse à la verve de René Saorgin à Luxeuil (Harmonia Mundi), semblait récuser la vignette de catéchisme pour mieux promouvoir l’études de couleurs, au prix d’une certaine monotonie de rythme et de tempos : le calendrier s’effeuille à haute et intelligible voix, même pour les bouleversants O Mensch, bewein dein Sünde gross et Ich ruf zu Dir, déclamés en toute clarté, vecteurs d’une émotion épurée. Déjà la Clavierübung III de 1987 ne trahissait-elle un crible analytique qui accuse l’étiquette dogmatique que la musicologie accola à ce cahier ? Les Chorals de Leipzig de 1991 se trouvent collectivement solennisés avec une sèche rigueur, parcheminée dans le Komm, heiliger Geist. L’écoute ne peut qu’attester la notice d’intentions de l’interprète belge, d’une certaine manière désacralisantes, vantant « la qualité purement musicale, presque abstraite, de ces préludes et fugues, de ces préludes de choral. Même si nous ignorions tout des textes des chorals, et de la foi luthérienne, nous ne serions pas insensibles à cette musique, à son expressivité, à la puissance de son architecture ».

En tout cas, quel que soit le dosage d’aplomb et de raffinement, la sincérité du jeu n’est jamais prise en défaut. Et laisse triompher le génie des partitions, valorisées avec toute la virtuosité requise. Voire un contagieux charisme dans les prémices (la vitalité du CD 3 à la Blasii Kirche !) où s’expose de frais l’éloquence de l’élève d’Hubert Schoonbroodt. Certes, au sein d’une immense discographie, les alternatives abondent. Pour les chorals, on pourra préférer la spiritualité d’Helmut Walcha (DG) ou André Isoir (Calliope) ; pour les Partite (O Gott du frommer Gott, Christ der du bist der helle Tag…) l’imagination d’un Olivier Vernet (Ligia) ; pour les Sonates la spontanéité al fresco d’un Kay Johannsen (Hänssler) ou la haute couture de Kei Koito (Harmonic Records). Mais au-delà de son irrécusable probité d’ensemble, la présente intégrale s’honore de capacités d’animation qui, des plus palpables aux plus quintessenciées, dominent le texte avec autorité. Elle ne laissera moins que jamais insensible quand elle conquiert quelques sommets interprétatifs, notamment les trois concertos d’après Vivaldi à la Wilhadikirche de Stade, revisités avec une prodigieuse invention, ou les six « Schübler » incomparablement savoureux et phonogéniques.

Son : 8-9 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9-10

Christophe Steyne

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