Richard Strauss, un bourgeois de Munich (1)

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Crescendo Magazine continue de reprendre les dossiers publiés dans ses éditions papiers. Nous mettons en ligne mais en épisodes, un dossier rédigé par Bernard Postiau.

Un des paradoxes de Richard Strauss, et non des moindres, est d'être pour célèbre pour ses poèmes symphoniques plus que pour le reste de son œuvre, en particulier les opéras. De ceux-ci, on ne retient généralement que les valses du Rosenkavalier, la "Danse des sept voiles" de Salomé et les titres de deux ou trois autres: Elektra, Capriccio... Et pourtant, si l'on passe en revue l'ensemble de la création du maître bavarois, force est de constater que l'opéra occupe une position centrale et essentielle dans son activité créatrice. Tous ses autres opus peuvent être vus, à des degrés divers, comme un travail préparatoire à ses partitions lyriques ou comme des objets satellites, périphériques, plus ou moins dérivés de celles-ci. L'attrait irrésistible de Richard Strauss pour le théâtre -et pour la voix féminine en particulier- n'a cependant rien d'inné: de nombreuses années d'apprentissage s'écouleront avant qu'il produise une œuvre lyrique présentable -ce sera Guntram- et d'autres encore avant d'acquérir un style propre, débarrassé de la majorité des "tics" wagnériens. Il créera alors Salomé. La maturité aidant, il trouvera son style définitif dans un certain retour au classicisme et Der Rosenkavalier en est l'une des premières expressions.

Rien ou presque dans les compositions du jeune Strauss ne laisse présager le rôle primordial que prendra l'opéra dans sa vie. Ses premiers essais relèvent du piano et de la musique de chambre, davantage des exercices "à la manière de". Même s'il écrit relativement tôt pour l'orchestre, il faudra attendre 1886, quinze ans après ses débuts, pour voir naître une création vraiment personnelle: Aus Italien. *

Dès lors -et l'on remarquera le même phénomène pour ses opéras-, la voie est ouverte et les réussites vont se succéder à un rythme accéléré. C'est aussi l'époque de sa rencontre avec Pauline de Ahna qui deviendra bien vite son épouse, brillante, irritante, insupportable mais fascinante et irrésistible tout autant par son enthousiasme que par sa voix remarquable. Sur le plan musical, tel un travail de sape ébranlant les bases du bel édifice échafaudé par ses premiers succès, la composition assez rapprochée de nombreux lieder orchestraux sert de banc d'essai à de plus grandes ambitions. Cette ambition est bien l'un des traits de caractère fondamentaux de Richard Strauss chez qui l'amour de l'art ira toujours de pair avec la recherche du succès, même facile, et du profit. Toujours est-il qu'avec Salomé, en 1905, s'arrêtera définitivement la brillantissime série de "tubes" orchestraux (Don Juan, Till Eulenspiegel, etc...), comme si ce genre musical avait subitement perdu tout attrait à ses yeux. Richard Strauss ne s'y consacrera plus qu'à de rares reprises pour des pièces de circonstances, ainsi que pour les tardives et émouvantes Métamorphoses. A partir de Salomé, rien ou presque ne viendra interrompre l'impressionnante succession d'ouvrages lyriques, jusqu'au Capriccio des années noires. 

LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE

Lorsqu'on se penche sur les premières et humiliantes années de la carrière de Richard Strauss, on constate combien elles se sont révélées fructueuses pour ses compositions lyriques à venir. Ainsi, titulaire du poste de troisième chef à Munich de 1886 à 1889, il devra se contenter de ce que rejettent avec dédain les autorités du moment, essentiellement Hermann Levi, dans un pays et un siècle finissants qui vivent à l'heure du nouveau dieu païen: Richard Wagner. Strauss se voit ainsi confier la représentation d'œuvres jugées mineures à l'époque: l'opéra comique français (Boieldieu, Delibes, Auber), Mozart (Cosi fan tutte), Verdi (Un ballo in maschera), etc... Toujours est-il que de l'esprit pétillant des Français, de la grâce immatérielle de Mozart, du sens du spectacle enseigné par les partitions de Verdi, notre compositeur en herbe se souviendra lorsque surgira ce vent frais et nouveau apporté par Der Rosenkavalier.

1889: tout bascule. Excédé par les vexations presque quotidiennes de ses pairs, Strauss quitte Münich et décroche une place de deuxième chef à Weimar. Surtout, il rencontre Pauline de Ahna dont il tombe immédiatement et définitivement amoureux. Voix remarquable et véritable égérie, elle inspirera à Strauss ses plus somptueuses mélodies. On peut affirmer que tous les grands rôles féminins de son œuvre lyrique sont issus des possibilités vocales de Pauline mais aussi de sa personnalité, sa psychologie, son caractère. Chacun peut être vu comme une idéalisation de l'épouse adorée, quand elle n'est pas elle-même projetée dans l'action scénique par le biais de souvenirs autobiographiques (Intermezzo). On remarquera également que cette prédilection s'impose jusque dans les titres des œuvres lyriques : tous portent le nom de l'héroïne ou font directement référence à un personnage féminin. Seuls font exception les deux premiers essais, Guntram et Feuersnot, ainsi que le tardif et insignifiant Friedenstag

A Weimar, Richard Strauss ne rencontre qu'amitié et bienveillance. Désormais, il peut s'adonner plus librement au "grand répertoire": Gluck, Beethoven, Weber, Wagner. Malgré des moyens parfois très limités (six premiers violons pour Tristan !), il se trouve dans une ambiance constructrice, apprend à doser l'orchestre, à tirer le meilleur parti de ses insuffisances. Par obligation d'abord, par goût ensuite, il privilégiera une approche chambriste même dans les ouvrages les plus "grandioses", recette qu'il appliquera plus tard pour ses propres créations. Plusieurs de ses opéras -les meilleurs- sont composés pour un ensemble plutôt réduit. En bref, Strauss acquiert une expérience unique de l'orchestre et de son rôle dans une partition lyrique. Il tentera également avec succès d'éduquer un public en lui interdisant toute manifestation bruyante au cours d'une représentation et en insistant pour proposer les œuvres sans coupures, pratique barbare courante à l'époque (1895). 

GUNTRAM ET FEUERSNOT, LES PREMIERS ESSAIS 

Une grave maladie pulmonaire oblige Strauss à un voyage en Grèce, de 1892 à 1893. Frappé par la pureté classique de la Grèce antique mais aussi par l'osmose, l'harmonie règne "entre la nature et l'art", la découverte de ce monde nouveau joue un rôle prédominant dans sa recherche de la clarté de la ligne musicale, préoccupation qui prendra une place de plus en plus importante dans ses conceptions musicales futures. Dans un premier temps, il ne retiendra de la pensée grecque que ce qu'elle a de plus élevé, de plus positif, parlant de "l'idéal de beauté de l'Hermès praxitélien" et rapprochant, un peu exagérément sans doute, Bayreuth de l'Olympe. C'est cependant cette juxtaposition un peu caduque qui caractérisera son premier essai d'opéra dont il écrira lui-même le livret, en wagnérien qui se respecte. "Illustration du pouvoir destructeur de l'âme livrée à elle-même" comme le définit si bien Antoine Goléa, Guntram conte le combat séculaire entre le bien et le mal, non seulement sur le plan extérieur, public, mais encore en soi-même. Profondément influencé par le noir nihilisme, l'attrait du néant de Schopenhauer et de Nietzsche, Strauss construit son personnage autour de la double idée du héros sauveur du droit et de la justice et de l'homme comme expression ultime d'un orgueil individuel démesuré. Un preux chevalier, moitié moine, moitié Minnesänger, est envoyé par sa confrérie pour sauver un peuple de la tyrannie d'un mauvais roi doublé d'un mauvais mari, maltraitant son épouse infortunée, Freihild, dont le jeune héros tombera bien sûr éperdument amoureux. Lors d'un concours de chant rappelant en tous points la célèbre scène du 2e acte de Tannhäuser, Guntram loue brillamment les bienfaits de la liberté et de la bonté, s'attirant la colère du roi qui le provoque en un duel semblable, une fois encore, à celui auquel se livrent les Lohengrin et Telramund wagnériens. Dans la rédaction définitive du livret se livre dans son esprit une lutte entre le sentiment d'avoir libéré un peuple asservi et la culpabilité d'avoir tué le mari haï de la femme aimée. Rejetant et sa foi et celle qu'il aime, il consomme son propre anéantissement en le justifiant par ces mots: "Ma vie est dictée par la seule loi de mon esprit ; c'est par moi seul que mon dieu me parle, et il ne parle qu'à moi seul." Philosophiquement passionnante, l'œuvre l'est nettement moins sur le plan musical. Les références à l'univers wagnérien sont trop nombreuses pour y voir une quelconque originalité, et l'ensemble confine à un mauvais plagiat. Cette dépendance apparaît déjà avec les noms des héros : les contractions de Gunther et Wolfram pour Guntram et de Freia et Brünnhilde pour Freihild sont évidentes. Les origines et l'état de Guntram en font une sorte de condensé de Parsifal, Tannhäuser et Lohengrin. Le roi est une déclinaison de Telramund et de Klingsor. Des séquences -et parfois des scènes- entières semblent calquées sur divers épisodes de Tannhäuser, de Lohengrin, voire de Die Walküre ou du Götterdämmerung, tant sur le plan mélodique que sur la manière de traiter la voix par rapport à l'orchestre. Si l'on ajoute les nombreuses maladresses de la partition -les voix ont souvent bien du mal à "passer" au-dessus d'un orchestre bien trop bruyant- on comprendra que l'ouvrage ne rencontra qu'une grande déception de la part d'un public et d'une critique pourtant bienveillants. Avec humour, le compositeur fit placer dans son jardin cette épitaphe: "Ci-gît l'honorable et vertueux Guntram, chanteur de chansons d'amour, que l'orchestre symphonique de son propre père tua cruellement. Paix à son âme!". 

Quelque peu échaudé par cet échec, Richard Strauss attendra quelques années avant de se risquer à nouveau dans cette voie. Mais cet épisode n'entrave pas sa carrière. En 1898, il est nommé premier chef à Berlin, rétribué cette fois à ce qu'il juge sa vraie valeur et disposant d'un orchestre de grande qualité ainsi que de la plus importante scène d'Allemagne. Il peut enfin donner libre cours à ses préférences, créer nombre d'œuvres nouvelles et diriger le répertoire qu'il a en grande partie lui-même choisi. La période est riche de lieder avec orchestre, et du plus parfait peut-être de ses poèmes symphoniques: Ein Heldenleben (1899). Dans cette atmosphère souriante, Feuersnot voit le jour.

A Münich encore, Strauss avait fait la connaissance de Ernst von Wolzogen, directeur d'un cabaret littéraire et écrivain libre-penseur. Réfugiés l'un et l'autre à Berlin, ils conçoivent un opéra au sujet osé pour l'époque, celui de l'amour vrai vainqueur de la petitesse d'esprit, de la mesquinerie d'une bourgeoisie aux vues courtes et conventionnelles. Plaçant l'action à Münich, c'est un règlement de compte des mille et une tracasseries et désillusions par lesquelles durent passer les deux auteurs -et Richard Wagner avant eux- dans la capitale bavaroise. Une fois encore, Strauss ne se départira pas totalement du carcan wagnérien, et Feuersnot fait irrésistiblement penser aux Meistersinger. On y trouve également des réminiscences plus ponctuelles, tels ces rires qui sont ceux des jeunes filles du Rhin, la tempête du Fliegende Holländer ou encore la récitation hachée de Mime ; les harangues de Sachs ne sont pas très éloignées des discours de Kunrad, le magicien, principal héros de cette fable. Le ton se fait cependant beaucoup plus personnel. Les nombreuses valses qui marquent le rythme de cette partition attachante annoncent directement celles du Rosenkavalier... hormis celle dont le thème est textuellement celui de la valse d'Eugène Onéguine ! On notera également maintes prémonitions des chefs-d'oeuvre à venir, Arabella et Die Schweigsame Frau en particulier. Au total, Feuersnot est attachant, passionnant même, en tous cas d'une grande fraîcheur, sensation renforcée par la présence quasi permanente d'un choeur d'enfants. 

SALOME, L'ATTRAIT POUR L'ANTIQUITÉ PAÏENNE 

Oscar Wilde écrivit sa pièce Salomé en français, pour la grande actrice Sarah Bernhardt. Elle fut ensuite montée en Allemagne par Max Reinhardt. Strauss fut d'emblée séduit par ce sujet à sa mesure. Mais tandis que Wilde ne voit en Salomé qu'un être abject -personnification du vice et de la luxure- confronté au personnage vertueux et sans tache de Jokanaan, le Jean-Baptiste biblique, la musique de Strauss se fait beaucoup plus subtile. Salomé devient une jeune fille éperdue de passion pour cet être si droit, si différent de la famille corrompue dans laquelle elle vit : Hérode, être flasque et impuissant, et sa mère Hérodias, la "putain de Babylone". Par un langage d'une extrême finesse, Strauss parvient à réunir dans un même personnage érotisme et pureté enfantine pour un résultat à la fois sensuel, étrange et troublant. Plus qu'aucun autre ouvrage lyrique, la musique décrit, explique, justifie les comportements et les actions des personnages. Jamais sans doute, pas même chez Wagner, les notes n'ont eu à ce point une valeur psychologique. Même sans saisir le sens des paroles, on peut suivre sans difficulté le déroulement de l'action. Cela, c'est le miracle Strauss. Ce souci d'exprimer par la seule musique l'indicible de la passion humaine se fait d'ailleurs sentir par la volonté d'utiliser le texte brut -quoique traduit- de Wilde et non pas la version "gentiment" versifiée que lui avait proposée le poète viennois Anton Lindner. Libéré de l'obligation d'utiliser des vers, Strauss gagne aussitôt la liberté du rythme, du mouvement. C'est également avec Salomé qu'apparaît ce fameux "parlando", genre que le compositeur ne cessera de perfectionner, du Rosenkavalier à la Schweigsame Frau. Autre caractéristique : la concentration du texte et des moyens. L'action est réduite à l'essentiel ; les événements, la trame sont resserrés, ce qui ne donne que plus de force à cette immense vague de musique déferlante de près de deux heures, sans pause, comme l'a été Feuersnot, comme le sera Elektra. Le recours à la polytonalité, avant même l'utilisation qu'en fera Stravinski, a été voulu par Strauss dans le but de restituer l'atmosphère "juive et orientale" du drame. Ce système restera une expérience unique, comme le sera le recours à l'atonalité de certains passages d'Elektra

La page la plus célèbre est incontestablement la Danse des sept voiles qui fut introduite a posteriori, alors que tout l'opéra était déjà été écrit. Cela s'entend dans le résultat final. La "Danse" apparaît comme un entracte, un hiatus malheureux au moment le plus tendu de la partition, celui où la jeune fille parvient au point de non-retour, climax porté par une musique au bord de l'implosion. Dès lors, ce moment unique est séparé de sa suite logique, cette longue résolution, apothéose de luxuriance sonore, d'inexprimable sensualité et d'insoutenable vérité. 

La première, à Berlin, fut l'un des événements marquants de l'année 1905, grâce entre autres à la courageuse prestation de Marie Wittich, somptueuse soprano wagnérienne, première d'une longue lignée bénie d'interprètes straussiennes. La mentalité conservatrice des autorités autrichiennes fit que l'œuvre y fut censurée jusqu'en 1918. Tout en reconnaissant le succès de son Generalmusikdirektor, l'empereur Guillaume II -dont les goûts musicaux n'étaient pas plus révolutionnaires que sa politique- ne put s'empêcher de faire un jour la réflexion suivante: "Au fond, j'aime bien ce Strauss; mais en composant Salomé, il s'est fait beaucoup de tort". Selon le propre aveu de l'intéressé, c'est pourtant avec le "tort" que lui fit Salomé qu'il put faire construire sa maison de Garmisch !

Bernard Postiau

Crédits photographiques : DR

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